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Librarioli âB – In the eternal world of dub
ⶠ04.05.17
âșThéo Revelen-Bernard & Igor Myrtille
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âșThéo Revelen-Bernard & Igor Myrtille
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In The Eternal World Of DubâââIgor Myrtille meetâs King Tubby est un texte Ă©crit pour ĂȘtre lu Ă haute voix, et qui compile lâensemble des titres que King Tubby donna Ă ses morceaux. Lors de ses lectures, Igor Myrtille scande les titres jusquâĂ lâasphyxie. In the Eternal World Of Dub a fait lâobjet dâune Ă©dition rĂ©alisĂ©e avec lâaide du maĂźtre typographe Jean-Claude Bernard durant la rĂ©sidence Silo en septembre 2016, Ă Cannes-et-Clairan. ComposĂ© par lâauteur en caractĂšres mobiles durant son sĂ©jour, cet ouvrage fragile et lĂ©ger rappelle de par sa facture lâariditĂ© de certains travaux Ă©ditoriaux dĂ©veloppĂ©s par les artistes conceptuels. ThĂ©o Revelen-Bernard a voulu correspondre avec Igor afin de dĂ©gager les problĂ©matiques sous-tendues dans son travail dâauteur et dâinterprĂšte.
THEO REVELEN BERNARD Peux-tu nous raconter la genĂšse du dub⊠et nous rappeler qui est King Tubby, son parcours, ses inventions, ce quâil reprĂ©sente pour le monde du dub ?
IGOR MYRTILLE La lĂ©gende raconte quâun producteur qui, sâĂ©tant trompĂ©, a envoyĂ© un mixage inachevĂ© dâun morceau Ă la fabrication vinyle. Les basses Ă©taient beaucoup trop fortes, les voix presque inaudibles⊠et les gens ont adorĂ©. Le producteur se met Ă composer la face B dâun titre reggae : les voix y sont coupĂ©es et ainsi le delay et la rĂ©verb (qui permetÂtent de mettre de lâemphase sur un instrument ou une voix) devienÂÂnent les instruments princiÂpaux du morceau. Celui-ci en est complĂšÂtement retournĂ© sans quâune seule note ait Ă©tĂ© modifiĂ©e. Par la suite, les dubbers se mettent Ă faire des albums, en utilisant des morceaux entiers dâartistes multiÂples quâils unissent par leur façon de dubber.
King Tubby est lâun des inventeurs du dub. Difficile de reconstituer la chronologie exacte, de savoir sâil est le premier ou le troisiĂšme Ă avoir fait du dub, dâautant que je ne suis pas un spĂ©cialiste de lâhistoire du mouveÂment. Peu importe, disons quâil a un statut de pionnier. Comme je ne suis pas un spĂ©cialiste, je cite : « Il passe sa jeunesse Ă travailler comme rĂ©paÂraÂteur de radio, pasÂsionnĂ© de technoÂlogie Ă©lectroÂnique il passe Ă©galement ses loisirs Ă dĂ©monter et remonter tout type dâappareil. AprĂšs la dĂ©couÂverte des prestations soundsystem du DJ Ruddy Redwood avec des instrumentales de reggae, King Tubby se lance pleinement dans une dĂ©marche artistique. Fin connaisseur de lâĂ©lectronique musicale il fut un des premiers Ă dĂ©velopper le son dub sur des riddims qui lui sont alors confiĂ©s par son ami Bunny Lee. King Tubby est ainsi Ă lâorigine dâune sĂ©rie dâeffets appliÂquĂ©s sur les sons tels que la rĂ©verbĂ©ration, la saturaÂtion, lâĂ©cho, le phaser, et de lâamplifiÂcation de certains instruments par rapport aux autres (notamment du couple rythmique basseâ/ batterie). »
Câest ce cĂŽtĂ© bricoleur qui est trĂšs intĂ©ressant, car il dĂ©place le mode de composition. King Tubby travaille Ă partir de morceaux de reggae, auxquels il nâajoute rien, sinon des effets, du mixage. Câest cet aspect du personnage qui faÂscine beaucoup les amateurs de musique, car il a fortement contribuĂ© Ă lâexistence des pĂ©dales dâeffet ou autres. Il a construit une des maniÂĂšres de procĂ©der avec la bande : lĂ oĂč certains la dĂ©coupent, la mettent en boucle, la superposent, le dub la remixe. Sa production a Ă©tĂ© frĂ©nĂ©tiÂque, des centaines de morceaux et de collaÂborations en une dĂ©cennie environ, et puis il est mort dâun coup, par un malÂheureux hasard, ce qui contribue Ă son aura. Je cite : « NĂ© le 28 janvier 1941 il est assasÂsinĂ© le 6 fĂ©vrier 1989 par un tueur anoÂnyme, dont lâunique motivation semblait se limiter au vol de son argent, de son revolver et de sa chaĂźne en or, dans son studio Ă Kingston. »
TRB Quels sont les usages de la langue et des voix dans le dub ?
IM Au dĂ©but, les voix sont totaleÂment coupĂ©es. Ă mesure que le genre sâest dĂ©veloppĂ©, les dubbers ont associĂ© des voix Ă certains morceaux, parfois des parties de chant crĂ©Ă©es pour lâocÂcaÂsion. King Tubby lâa fait un peu, je crois. Mais de ce que jâai entendu, ça reste trĂšs Ă©pisodique, une espĂšce de refrain constituĂ© dâune ou deux phrases. Il nây a aucun travail de parole chez King Tubby, pour la bonne raison quâil nây a pas de parole, pas de voix, Ă de rares exceptions prĂšs. Et quand bien mĂȘme il y en aurait, ce sont les paroles issues du morceau original, qui ne sont pas de son ressort.
Par contre, les titres des morÂceaux⊠câest la seule interÂvention proprement textuelle de King Tubby : il utilise le titre de lâoriginal et rajoute « dubâ», ou bien il inclut « dub » Ă la place dâun mot. Love of a Woman devient Dub of a Woman par exemple. Câest un marqueur que lâon retrouvera plus tard avec le mot « remix » par exemple. Ăa correspond dâabord Ă une maniĂšre dâidentifier le morceau en lien avec sa source, de le diffĂ©rencier et en mĂȘme temps de le citer. Câest lâĂ©quivalent textuel de la transformation musicale opĂ©rĂ©e. Ăa dit exactement ce que câest. Ce nâest pas systĂ©matique, parfois je crois que le nom du morceau est identique, parfois il en choisit un autre. Ăa dĂ©pend des albums. On a parfois dâautres termes-tampons, comme « versionâ», ou « dub stylee » sur un album dont les titres ont en plus une tonalitĂ© trĂšs Ă©pique (Bad Boys Dub Style, The Best Dub in The Business, Majestic Dub Stylee). Mais le mot « dub » est omniÂprĂ©sent. Câest un marqueur dâidentitĂ© du genre et surtout de la technique de composition. Mon impression, câest que ce tampon nâa pas vraiment de portĂ©e publiciÂtaire, du moins Ă lâorigine, mais un rĂŽle informatif assez simple : « Ce morceau est la version dub, pas lâoriginalâ». Il ne faut pas perdre de vue que le dub de lâĂ©poque Tubby coexiste avec le reggae, quâil ne le remplace pas et quâil ne peut pas le remplacer (puisque sans reggae, pas de source, pas de dub). Câest une culture musicale qui se cite elle-mĂȘme, qui sâamplifie dâelle-mĂȘme. Le dub est le porte-voix dansant du reggae, sa prolongation.
Au niveau musical, le sens nâest pas aboli, il est passĂ© Ă travers un filtre, qui en supprime certains aspects pour mieux en faire ressortir lâarchĂ©type : lâeffacement de la voix supprime la parole humaine, mais cela permet de souligner les subtilitĂ©s de lâinstrumentation.
TRB Ta lecture joue sur la rĂ©pĂ©tition, elle est comme psalmodiĂ©e, jusquâĂ sâextraire dâune narration, lui donnant une dimension presque musicale. Quels rapports entretiens-tu avec lâaspect textuel de la dub et ses typologies dâĂ©criÂture ? De quoi sâagit-il alors, sâil nây a plus de sens ?
IM La rĂ©pĂ©tition provient du matĂ©riau original que jâai rĂ©utilisĂ©, de la rĂ©currence du mot « dub » et des thĂšmes propres aux reggae (donc aux titres de dub). Mais si jâai choisi de reprendre ces mots et dâen faire un texte, câest effectiÂvement que jâaime utiliser la rĂ©pĂ©tition. Mais je refuse totalement lâidĂ©e dâeffondreÂment du sens. Je crois que par la rĂ©pĂ©tition on peut justeÂment aller chercher une reprĂ©senÂtation puissante. Cela passe Ă la fois par le sens et par le non-sens. Dans la lecture de ce texte, jâutilise de nombreuses fois des mots comme « amourâ», « mur » (de JĂ©rusalem, de Berlin), « mort »â: il nây a pas plus chargĂ© de sens. Le non-sens est essentiellement grammatical et syntaxique : les mots sont fondus les uns avec les autres, ils sâenchaĂźÂnent sans autre logique que leur ordre dâapparition dans les albums. Et dâailleurs ça produit parfois des sortes de phrases, comme si King Tubby avait quelquefois nommĂ© ses morceaux avec un message. Mais du point de vue du rĂ©sultat Ă©crit ou lu, câest aussi fortuit quâun enchaĂźÂnement de thĂšmes apparemÂment dĂ©conÂnectĂ©s. Le sens a autant de chance dâĂ©merger que son contraire. Le sens ne sâeffondre pas, il est placĂ© dans une relation dâĂ©gal Ă Ă©gal avec son opposant. Ăa me semble la moindre des choses.
TRB Pour Ă©crire In the Eternal World Of Dub tu nâinterviens pratiquement pas dans lâĂ©criture du texte. Tu utilises la technique du collage et une mĂ©thode protocolaire⊠On peut pratiquement dire que ce texte est « trouvĂ©â», il prĂ©existe Ă toi et de par ton collage, il devient un texte ready-made. Peut-il exister uniquement sous cette forme ou son activation par la lecture est-elle essentielle ?
IM Le texte est trĂšs bien lĂ oĂč je lâai trouvĂ©, sur les diffĂ©rentes pages web de la discographie de King Tubby. Câest une des façons de prĂ©senter sa discographie, avec une prĂ©cision assez bonne. Et ça donne un rĂ©sultat qui mâa plu. Maintenant, pour prĂ©ciser la mĂ©thode, jâai recopiĂ© chaque titre de chaque album de King Tubby dans lâordre chronologique, y compris aprĂšs sa mort. Dâailleurs, on a publiĂ© plus dâalbums aprĂšs sa mort quâavant (des morceaux non publiĂ©s, des remix, des collaboÂrations que dâautres artistes avaient dans leur tiroir, etc). Mais dans lâĂ©dition imprimĂ©e, je nâai gardĂ© que les morceaux sortis avant sa mort, essentiellement Ă cause du temps que demandait la composition du texte en typographie. Dans cette Ă©tape de recopie, jâai pu faire quelques erreurs, tout comme le site internet Discogs a certainÂement fait des erreurs dans le nom des morceaux (quand je les ai remarÂquĂ©es, je les ai corrigĂ©es). Ensuite, jâai tout de mĂȘme fait quelques transÂformations : jâai effacĂ© des titres de chansons, notamment lors de collabÂorations oĂč le nom dâun autre artiste Ă©tait mentionnĂ© (souvent, King Tubby nâavait pas participĂ© au morceau, donc on reste dans une certaine logique). Jâai Ă©galement procĂ©dĂ© Ă des effaceÂments en lisant lâensemble Ă voix haute, quand un titre ou une suite de titres fonctionnait mal ; le plus souvent, câest parce que lâenchaĂźÂnement fait trop apparaĂźtre lâorigine du texte, câest-Ă -dire le fait que ce ne sont « que » des titres de chansons. Je ne sais pas comment expliquer ça, mais il doit y avoir une certaine grammaire (souple) du titre de chanson, et jâai supprimĂ© ce qui respectait trop strictement cette grammaire.
Ce que jâai envie de travailler, et ça vaut pour beaucoup dâautres textes, câest la fusion : la procĂ©dure de copier-coller doit permettre de fondre les Ă©lĂ©ments collĂ©s en un bloc. Dans un autre travail, jâai par exemple testĂ© la fusion entre elles de toutes les lettres de lâalphaÂbet, deux par deux, pour former dâautres caracÂtĂšres. Câest une autre grammaire ; ici, ça prend par exemple la forme dâune absence de ponctuation et dâune identitĂ© typographique (tout en majuscules, mĂȘme police, mĂȘme taille, en ligne). Câest une façon de respecter la discographie dans son ensemble et de la prendre comme un bloc ; et donc de procĂ©der comme le dub. Je dubbe la discoÂgraphie de King Tubby : je prends tous les morceaux, je supprime la musique pour ne garder que les titres.
La lecture Ă haute voix est clairement ce qui active ce texte. Il nây a pas de texte sans la lecture, parce quâil a Ă©tĂ© finalisĂ© grĂące Ă celle-ci. Câest la diction qui dicte le mode de fusion des mots entre eux. Le livre permet de garder une mĂ©moire de la voix et un support de lecture ; il Ă©tait imporÂtant quâil reflĂšte le ton de la lecture, sans pour autant ĂȘtre absolument prescriÂptif. Lâabsence de ponctuation donne cette libertĂ©, tout comme la disposition. Et puis, cela semble Ă©vident mais la lecture permet de transmettre quelque chose au-delĂ de la barriĂšre de la langue. Quand je composais le texte en typographie, Jean-Claude qui mâaidait ne comprenait rien, et ça le saoulait de passer du temps sur un texte quâil ne saisissait pas. On a essayĂ© de lui expliquer le principe, mais ce nâest quâen mâentendant lire que ça lâa vraiment intĂ©ressĂ©. Preuve que ce texte est beaucoup moins fort sâil nâest pas dit.
TRB Peut-on dire que tu utilises ce texte ready-made non plus comme support Ă narration mais comme une partition, donnant plus dâimportance aux mots non plus pour ce quâils reprĂ©sentent mais comme indications rythmiques ou de tonalitĂ© ?
IM On peut dire que le texte dicte sa propre musique, mĂȘme si, en agissant dessus, jâai contribuĂ© Ă affiner les traits dans la direction que je souhaitais lui donner. Je le prends effectivement comme une partition, mais câest une partition trĂšs permissive. En fait, la partition indique trĂšs peu de choses. Elle contient les mots Ă dire et des indicaÂtions rythmiques, dont les « dubs » et autres mots qui poncÂtuent rĂ©guliĂšÂrement la diction. Pour le reste, câest au lecteur dâinterprĂ©ter, par exemple en fonction du temps dont il dispose entre deux « dubsâ», pour proposer une variation de tonalitĂ©, câest-Ă -dire pour formuler une phrase. La partition donne une grande libertĂ© de phrasĂ©, et chaque lecture proposera des combinaiÂsons de phrases diffĂ©rentes avec les mĂȘmes mots. Car la ponctuÂation par le « dub » est trĂšs souple. Les mots sont lĂ pour parler, et donc on parle comme on veut avec. Pour lier ce que je dis avec la thĂ©matique : le babillage, câest aussi cette libertĂ© de faire chanter les mots comme on le souhaite. Lâenfant qui comÂmence Ă parler a, Ă un moment donnĂ©, la libertĂ© de choisir entre la bonne Ă©locution ou un son de voyelles plus bordĂ©lique. Câest un plaisir de se mettre Ă nouveau dans cette situation.
TRB Dans certaines de tes compositions graphiques on perd la reconnaissance du mot et on se retrouve effectivement devant une forme dâall-over presque pictural. Est-ce que ce rapport entre abstraction linguistique et Ă©mergence dâune forme qui fait sens et qui devient reconÂnaissable est important pour toi ?
IM En dix minutes de lecture, jâessaie de suspendre le temps autour dâun systĂšme de croyance transformateur, une sorte de coloÂration singuliĂšre du monde qui serait le dub. Jâai beaucoup Ă©tĂ© marquĂ© par la musique « drone » de Charlemagne Palestine ou de La Monte Young, par leur façon dâatteindre un Ă©tat de suspension du sens et du temps. Jâai beaucoup rĂȘvĂ© dâĂȘtre capable de faire la mĂȘme chose avec des mots ou des lettres. Aller vers le pictural a Ă©tĂ© une mĂ©thode pour tenter dây arriver : remplir un espace carrĂ© de « ah » pour faire un rire par exemple, avec le plus dâhomogĂ©nĂ©itĂ© possible dans lâenchevĂȘtrement des caractĂšres. Mais je crois que ce nâest pas suffisant. Alors jâessaye dâautres choses.
TRB Quand on tâĂ©coute on arrive Ă retracer les diffĂ©rentes pĂ©riodes de vies de King Tubby ou, en tout cas, on sâimagine pouvoir le faireâŠ
IM Câest vrai que les titres de chansons de King Tubby (et donc le texte qui en rĂ©sulte) semblent parfois dessiner un dĂ©roulĂ© chronoÂlogique, aussi bien historique ou biographique. Les titres Ă©tant repris aux originaux et transformĂ©s, ils sont une appropriation par King Tubby des thĂ©matiques du reggae. Le systĂšme de reprĂ©sentation jamaĂŻcain y est omniprĂ©sent, rĂ©pĂ©tĂ© Ă lâinfini, aussi bien sur des questions religieuses, ou sociales, ou du point de vue de lâidentitĂ© et des origines. Comme je lâai dĂ©jĂ dit, le dub est une sorte de porte-voix du reggae ; lâenchaĂźneÂment des titres et la rĂ©pĂ©tition des thĂšmes donne lâimpresÂsion que tout y passe. Le reprendre en texte permet dâen faire une espĂšce de danse macabre oĂč la mort serait remplacĂ©e par le dub, sorte de grand aspirateur global. Jâai beaucoup travaillĂ© cet aspect dans ma tentative de « fusionner » les mots, en laissant dĂ©canter ce qui pouvait troubler lâesprit holistique de lâensemble. La temporalitĂ© de la discographie fait Ă©galement surgir des rĂ©fĂ©Ârences historiques ou de lâactualitĂ©. Et King Tubby est lui-mĂȘme citĂ© dans ses propres titres. Vraiment, tout y passe : les coiffeurs, la terreur, lâamour, les instruments Ă©lectroniques, lâAfrique, le mur de Berlin, la beuh, la biĂšre, le racisme, le capitalisme, le roi (âKing Tubby ?â), Gibraltar ou Okinawa, Babylone, la mĂ©ditation, la peste, ClĂ©opĂątre, Zion, etc. Câest un tel fouillis que chaque terme qui passe semble accroĂźtre la puissance du dub, le liant, la puissance transforÂmatrice des Ă©lĂ©ments.
TRB Tu nous avait dit avoir envie de rentrer en dialogue avec King Tubby. Dâune maniĂšre posthume bien sĂ»r⊠Comment cela se rĂ©alise-t-il ? Ta lecture prend la forme dâun prĂȘche, dâun homÂmage grandiloquent qui rentre en rĂ©sonance avec la dimension mystique du personÂÂnage de King Tubby. Est-ce une posture ironique vis-Ă -vis de la dĂ©ification de King Tubby, ou sâagit il dâun hommage absoÂlument sincĂšre, ou tout simÂlement dâun prĂ©texte te permetÂtant dâexplorer les rythmiques et les respirations propres Ă la parole prĂȘchĂ©e ?
IM Ă ce sujet, je vais retracer un peu le parcours de ce texte, parce que des questions importantes sây jouent. Jâai failli le publier il y a deux ans environ avec un Ă©diteur amĂ©ricain qui travaille surtout en numĂ©rique. Je leur avais proposĂ© le texte parce quâĂ lâĂ©poque je suivais beaucoup ce quâils faisaient et mon texte me semblait correspondre Ă leur philoÂsophie de publication. Et publier chez des anglophones, ça semblait logiÂque. Le texte leur avait plu, ça devait ĂȘtre publiĂ©. Au mĂȘme moment, lâamĂ©ricain Kenneth Goldmsith faisait une lecture du rapport dâautoÂpsie de Michael Brown, une des personÂnes noires qui ont Ă©tĂ© assasÂsinĂ©es par la police amĂ©ricaine. La lecture a provoquĂ© un malaise profond : un Blanc de lâĂ©lite se rĂ©appropriait le corps dâun Noir tuĂ© par la police. Le mouvement Black Lives Matter Ă©tait en constitution, et suite Ă cette lecture, un groupe appelĂ© Mongrel Coalition a procĂ©dĂ© Ă une critique fondaÂmentale des mĂ©canismes dâapproÂpriation qui avaient lieu dans la poĂ©sie conceptÂuelle blanche amĂ©ricaine. Un autre poĂšte a Ă©tĂ© vivement critiquĂ© pour avoir repris Ă son compte la carriĂšre dâune musicienne noire, partant de ses chansons pour flatter son propre ego. LâĂ©diteur a annulĂ© la sortie de mon texte, car il rentrait dans une logique assez proche, et pouvait subir les mĂȘmes critiques. Cet Ă©vĂ©neÂment mâa beaucoup fait rĂ©flĂ©chir :
il se trouve quâĂ ce moment-lĂ , jâĂ©tais en train de traduire un essai de Goldsmith ; soudain, jâai rĂ©alisĂ© ma naĂŻvetĂ© perverse, jâĂ©tais peut-ĂȘtre aussi, sans y faire attention, dans une dĂ©marche dâappropriation du travail de King Tubby (et par extenÂÂsion de toute la culture jamaĂŻcaine) Ă mon profit. Dâautant quâĂ premiĂšre vue les procĂ©dĂ©s paraissent semblÂables Ă ceux de Goldsmith : copier-coller, dĂ©plaÂcement du texte, rĂ©interÂprĂ©tation, rĂ©appropriation.
La question de supprimer complĂšÂÂtement ce texte sâest posĂ©e. En mĂȘme temps, jâavais la conviction que mon hommage Ă©tait sincĂšre, quâen rĂ©Ă©crivant les morceaux de King Tubby je mettais moins en avant ma poĂ©sie que la sienne. Mais il fallait le justifier, le montrer. On ne peut pas se permettre dâĂȘtre dĂ©sintĂ©ÂressĂ© face Ă cette question, dâexclure la problĂ©matique parce quâon est français et quâon a peu de liens directs avec la culture jamaĂŻcaine. Jâai quand mĂȘme dĂ©cidĂ© de continuer, avec des amĂ©nageÂments dans la prĂ©sentation du texte : montrer que je ne suis pas lâauteur, mais juste le recopieur, par exemple. Si le livre Ă©tait sorti avec un procĂ©dĂ© plus « industriel » et que la technique dâimpression avait Ă©tĂ© plus « simpleâ», jâaurais Ă©galement prĂ©facĂ© le texte pour bien me faire comprendre. Mais finalement le mode de prodÂuction que lâon a dĂ©veloppĂ© Ă la rĂ©sidence, le labeur de la compoÂsition au plomb, participe aussi de mon hommage et mon respect envers ce bricoleur du son.
Jâai la conviction que la technique dâĂ©criture utilisĂ©e ici nâest pas neutre : elle produit un contenu politique en soi. Recopier un texte jamaĂŻcain et indiquer quâon est lâauteur, câest poursuivre une logique coloniale. Ce que je veux, Ă travers ce texte ou dâautres dĂ©marches, câest transÂmettre la parole de gens, de cultures, dâanimaux, etc. Ătre un porte-voix. Mais en gardant bien en tĂȘte que je rĂ©cupĂšre des textes, que je les trouve et que personne ne mâa rien demandĂ© ; aussi, toute reprise de la parole doit se faire dans un profond respect, et il nây a aucune raison de se mettre en avant. Je crois quâon doit bientĂŽt arriver Ă une poĂ©sie de la parole, que le personÂnage « auteur » va disparaĂźtre. Je crois que la poĂ©sie va surtout parler, balancer, relayer, notamment ce qui est inauÂÂdible. Nous devons ĂȘtre non seulement des techniciens du sacrĂ©, mais surtout des techniciens de la parole. En redisant ce que dit King Tubby, dâune autre maniĂšre, jâespĂšre initier un dialogue renouvelĂ© avec sa culture et ce quâil lui a apportĂ©.
TRB La composition manuelle amĂšne une nouvelle perception, propre Ă cette technique, de lâespace-temps liĂ© au langage et Ă lâĂ©crit. Comment as-tu abordĂ© la fabrication du livre ? Comment as-tu perçu le travail laborieux et minutieux de la composition manuelle ?
IM Jâadore exĂ©cuter des tĂąches longues et monotones, laisser aller mon esprit partout Ă partir de gestes rĂ©pĂ©tĂ©s. Jâai donc Ă©prouvĂ© un vrai plaisir Ă ce travail. Comme je lâai dit au-dessus, la traduction physique, comme tu dis, du texte en livre, participe du respect. On lâĂ©prouve dans le labeur, les dĂ©parts de tendinite, les doigts graissĂ©s Ă lâencre et Ă lâhuile qui nettoie les machines. Pour un texte produit de façon aussi mĂ©canique, avec une procĂ©dure ultra-simple, câest un bon achĂšvement que de lui consacrer une finition ouvragĂ©e, manuelle. Ăa donne Ă lâensemble un Ă©quilibre fragile. Et fondamenÂtalement, je crois quâon ne peut plus se permettre dâĂ©crire un texte sans en penser le mode de publicaÂtion et la forme que lui donnera lâĂ©dition. Comme on a eu une poĂ©tique de la machine Ă Ă©crire, on a aujourdâhui une poĂ©tique du web, de lâĂ©cran, du clavier dâordinateur, de la tablette tactile, dans laquelle je mâinscris nĂ©cessaiÂrement. Ce processus de fabrication mâa ouvert dâautres perspectives sur la matĂ©rialisation et la spatiaÂlisation du texte. Je me suis tenu Ă une graphie trĂšs simple pour ce premier exercice, mais jâai eu des centaines de compositions-images qui me sont passĂ©es par la tĂȘte en serrant les composteurs dans ma main pour bien justifier mes lignes. Jâen profite pour remercier encore une fois Jean-Claude, qui mâa initiĂ© formidaÂblement Ă la pratique et mâa fait rĂȘver avec ses presses qui gigotent avec une rythmique dĂ©mentielle.
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