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Librarioli âC – Le conapt de Dick et les objets connectés
â¶ 22.01.19
âșAriel Kyrou
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Le conapt rĂ©calcitrant de Joe Chip, anti-hĂ©ros de lâĂ©crivain de science-fiction Philip K. Dick, est le « personnage » central de lâun des chapitres de Ubik, roman dâil y a presque un demi siĂšcle. Cet appartement et ses objets qui parlent et demandent de lâargent sans cesse anticipent en un bel Ă©clat de rire le pire de notre Ăąge de lâInternet des objets, mais Ă©galement de notre ville et de ses immeubles qui se referment sur eux-mĂȘmes et leurs rĂ©sidents.
Dans le chapitre 3 de Ubik, le rĂ©frigĂ©rateur sâexprime, la porte de lâappartement mĂšne la discussion et le conapt lui-mĂȘme jette des mots plein de colĂšre Ă la face de Joe Chip, lâanti-hĂ©ros du roman le plus hallucinĂ© de Philip K. Dick. Sauf que ces Ă©quipements autonomes et trop bavards pour ĂȘtre honnĂȘtes sont dâune aviditĂ© vulgaire, mais pas hypocrites. Ils nâexigent guĂšre quâune chose au personnage falot en « pyjama Ă rayures bariolĂ© style costume de clown » de Ubik : quâil paye. Et au final, lâĂ©crivain de science-fiction Ă©bauche lĂ une merveilleuse farce anticipatrice. Car ces objets du chapitre 3 dâun livre pourtant publiĂ© en 1969, nous les imaginerions volontiers dans notre aujourdâhui de 2018, tout-Ă -fait « connectĂ©s », vibrant au cĆur de notre « smart home » grĂące Ă leur systĂšme dâapprentissage dopĂ© Ă lâintelligence artificielle.
Comment Ubik a anticipĂ© le pire de lâĂąge des objets connectĂ©s
Ces choses parlantes de Dick sont les ancĂȘtres de Google Home, forme grise quelque part entre le cube et le ballon ovale debout comme un trĂšs gros « i » (mais pas un gros « c »). Enceinte connectĂ©e, dit-on aussi parfois, mais « intelligente » grĂące Ă Google Assistant, son IA (faible) et agent conversationnel (serviable), Ă qui lâon demande de baisser les rideaux, de livrer une prĂ©vision mĂ©tĂ©o ou de passer dans tout le conapt une chanson de Dalida. Cet « assistant » de vie, qui parle et discute avec nous dans lâappartement ou la maison, se veut notre meilleur ami. Mais lâon ne voit pas Ă quel point il risque de devenir, Ă lâinsu de notre plein grĂ©, la plus infernale des bestioles de notre vie « conaptique ». Dâun quotidien techno, mais Ă la « con », qui nous illusionnerait par des capteurs dans notre « conapt » nous transformant en e-chĂšvre⊠« Ok Google ! »
Joe Chip nâest ni Mad Max ni Obi Wen Kenobi. Ce pourquoi, non sans quelque hĂ©sitation, le lecteur sâidentifie Ă sa carcasse dĂ©gingandĂ©e. Comme le « rĂ©pondeur homĂ©ostatique » du condominium lui a expliquĂ© au dĂ©but de la scĂšne, lâimmeuble tout entier « est dĂ©sormais programmĂ© pour que tout crĂ©dit soit refusĂ© Ă des gens aussi pathĂ©tiquement anormaux que vous, monsieur. En ce qui vous concerne, toute opĂ©ration sera dorĂ©navant traitĂ©e sur la base du paiement comptant pour le restant de vos jours 1 . » Au cĆur de cet extraordinaire chapitre 3, dont toute lâaction ce dĂ©roule dans le gourbi pas si smart de lâanti-hĂ©ros, apparaĂźt la jeune et belle schizoĂŻde mutante : Pat. Son seule talent, inouĂŻ en la circonstance : « nullifier les facultĂ©s » des autres. Mais quâil y a-t-il Ă nullifier chez ce « c⊠» de Joe, quâelle qualifie de « petit bureaucrate incapable et criblĂ© de dettes qui nâa mĂȘme pas de quoi alimenter en monnaie sa porte dâentrĂ©e 2 » ?
Moment dâanthologie : dans son vrai faux pyjama de roman, le ratĂ© magnifique tente dâouvrir la porte de son conapt. Ăchec. La porte reste obstinĂ©ment fermĂ©e et exige : « Cinq cents, sâil vous plaĂźt. » Sauf quâil insiste, ce pauvre ĂȘtre humain. Il sort « un couteau en acier inoxydable du tiroir Ă cĂŽtĂ© de lâĂ©vier », et entreprend de dĂ©monter le verrou de sa porte rĂ©calcitrante. Tandis que tombe la premiĂšre vis, celle-ci lâinterpelle : « Je vous poursuivrai en justice. » Et Joe Chip de rĂ©pondre : « Je nâai jamais Ă©tĂ© poursuivi en justice par une porte. Mais je ne pense pas que jâen mourrai 3 . »

Temple OS, un « systĂšme dâexploitation pour parler Ă Dieu », rĂ©alisĂ© par Terry Davis, artiste dâart brut schizophrĂšne.
Lâinformatique ubiquitaire ici anticipĂ© par Philip K. Dick nâest quâun prĂ©texte drĂŽlatique Ă la description dâun monde entiĂšrement artificiel oĂč TOUT se paierait ! Et oĂč rien, pas mĂȘme se faire un cafĂ© ou sortir de chez soi, ne pourrait Ă©chapper Ă la parole ĂŽ combien machinique dâobjets mutĂ©s en contrĂŽleurs sans faille. Lâauteur â qui en pĂ©riode de dĂšche absolue aurait mangĂ© un jour le mou de son chat â semble le prĂ©curseur, tendance rĂ©tro futuriste ras du bitume, de lâessayiste amĂ©ricain Ă cravate et moustache impeccables Jeremy Rifkin, pourfendeur professionnel des excĂšs de lâhyper capitalisme et de cet « Ăąge de lâaccĂšs » oĂč « tous les rapports sociaux sont devenus des rapports exclusivement Ă©conomiques 4 ». Mais lâexagĂ©ration de ce qui lâexaspĂšre dans son quotidien dâĂ©crivain sans le sou permet Ă Dick, dâun mĂȘme Ă©lan foutraque, sans doute inconscient dâailleurs, de gratter la premiĂšre fable de science-fiction sur lâInternet des objets (IoT ou Internet of Things). Soit la mise en perspective a priori, en un remarquable souvenir du futur, des enceintes, montres, bracelets, balances, miroirs, rĂ©veils matin et autres gadgets divers, tous dument connectĂ©s, qui se seraient vendus Ă plus de 8 milliards dâexemplaires â plus que dâĂȘtres humains sur Terre â durant la seule annĂ©e 2017. Il y a dix ans, le « designer numĂ©rique » Adam Greenfield anticipait dĂ©jĂ cette anticipation Ă©tonnante, dans un livre titrĂ© Every[ware] et sous-titrĂ© en français « La rĂ©volution de lâubimĂ©dia ». Mieux : dĂ©jĂ , il soulignait la pertinence cruciale de lâĂ©pisode de Joe Chip et son dialogue vitupĂ©rant avec la porte de son bon vieux conapt. Câest bel et bien notre monde prĂ©sent et plus encore Ă venir, qualifiĂ© par Greenfield de « Post PC », que dessine lâimprobable chapitre 3 du roman de Philip K. Dick. Ă lâinstar de la tourelle de commande du bar dâune cafeteria ou de la porte du conapt du roman de 1969, Greenfield nous promet en effet pour un avenir proche des discussions avec la porte dâentrĂ©e du bureau, le poste de tĂ©lĂ©vision, la cafetiĂšre, le rĂ©frigĂ©rateur, les chaussures ou le caddie de supermarchĂ© â pour ceux sây rendant encore physiquement. En ajoutant quâil serait de bon aloi de nous inspirer demain de lâexemple de Joe Chip, et donc dâapprendre la politesse Ă nos kyrielles de choses connectĂ©es et machines parlantes. Autrement dit : Dick, qui nâa rien devinĂ© du net, aurait anticipĂ© lâunivers dâaprĂšs, en cours de constitution, dâoĂč internet aura disparu puisquâil se sera littĂ©ralement fondu au cĆur de notre environnement urbain comme lâĂ©lectricitĂ© vibre partout autour de nous sans que nous le rĂ©alisions, via le rĂ©seau autant que les piles Ă©lectriques. Sauf que ce futur « ubiquitaire » que le designer Adam Greenfield nous annonce pour trĂšs bientĂŽt, lâauteur paranoĂŻaque le conçoit pour le pire, via des « dispositifs ubiquistes bornĂ©s et rĂ©calcitrants 5 ».
Fait unique du monde de la science-fiction : dans les romans Ă©crits par Philip K. Dick dans les annĂ©es 1960, des dĂ©cors jusque-lĂ immobiles, invisibles au lecteur, prennent vie. Les valises ou cette chemise en matiĂšre semi-vivante du Dieu venu du centaure 6 et plus encore le conapt, les vidphones, les machines Ă cafĂ© et les journaux homĂ©ostatiques de Ubik sortent de leur lĂ©thargie et alertent notre ciboulot. Le contexte, câest-Ă -dire lâenvironnement de notre quotidien de base, donc nos lieux de vie, endosse le premier rĂŽle. Et câest ainsi quâil nous rĂ©vĂšle tout ce que les marchands de rĂȘve hypercapitalistes aimeraient tant laisser dans lâombre, au nom de notre confort et de notre sĂ©curitĂ© 7 .
Sortir de « claustropolis » quâest le condominium et ses conapts
Un autre aspect majeur de ce chapitre 3, oĂč Philip K. Dick et son anticapitalisme dĂ©glinguĂ© rejoignent Mon Oncle et Playtime de Jacques Tati, tient Ă sa vision des « condominium », ou grands ensembles dâappartements ou habitations en copropriĂ©tĂ©. LâarchĂ©type le plus fĂ©roce de ces lieux de vie urbains serait ces tours immenses et totalement autonomes que lâon retrouve dans dâautres textes de lâĂ©crivain, comme Simulacre 8 (1964), mais aussi dans deux autres grands romans de science-fiction : Les Monades urbaines 9 de Robert Silverberg (1971) et I.G.H. 10 (Pour Immeubles de grande hauteur) de J. G. Ballard (1975). Car tout « condo », Ă lâinstar de celui oĂč Joe Chip habite au sein de son conapt, intĂšgre des commerces, jusque mĂȘme une pharmacie, et pourquoi pas des Ă©coles et lieux de culte. Dans ces tours gigantesques et autres « common-interest developments » ou « gated communities », chacun est censĂ© respecter les strictes rĂšgles dâune communautĂ© de privilĂ©giĂ©s, propriĂ©taires et fiers de lâĂȘtre la plupart du temps, isolĂ©s du reste du monde car jaloux de leur sĂ©curitĂ© dâintouchables. Une vie entre semblables. Entre clones. Entre hommes-machines. Une existence impermĂ©able au risque. Ă la mixitĂ© des origines. Ou mĂȘme au volatile de compagnie qui ferait trop de bruit (article 205 de lâimmeuble communautaire Abraham Lincoln : « tu ne siffleras, ne chanteras, ne pĂ©pieras, ni ne gazouilleras8 »). Faut-il supprimer lâĂ©cole primaire de la tour et envoyer les enfants Ă lâĂ©cole publique, se demande lâun des personnages de Simulacre ? Vous voulez vraiment quâils se mĂȘlent aux autres ? Aux Ă©trangers ? Et quâils finissent en combattants de cours de rĂ©crĂ©ation, dĂ©fendant, armes Ă la main, la supĂ©rioritĂ© de leur immeuble ? Dans ces espaces, clos par essence, les dĂ©cisions se prennent lors de pow-wow obligatoires dans la salle commune, variation Ă lâĂ©chelle de milliers dâhabitants ultra-fliquĂ©s des rĂ©unions de copropriĂ©tĂ© des temps prĂ©sents ou des conseils de village de temps plus anciens, idĂ©alisĂ©s jusquâĂ lâabsurde⊠Sauf que ces sacro-saints conciliabules fleurent bon la guerre entre immeubles â ou entre rĂ©sidents Ă lâintĂ©rieur mĂȘme de la Tour, oĂč la barbarie renaĂźt en rĂ©ponse imprĂ©visible Ă lâisolement maladif de tous contre tous dans I. G. H. de Ballard).

Terry Davis a conçu un programme spĂ©cifique appelĂ© AfterEgypt, afin de doter Temple Os dâun Oracle, pythie de Delphes informatique. Un algorithme choisit des mots de façon alĂ©atoire dans la Bible et gĂ©nĂšre ainsi une rĂ©ponse « divine » Ă interprĂ©ter
Les gated communities, condominium et autres tours de trĂšs grande hauteur totalement autonomes sont lâexact pendant des banlieues transformĂ©es en jungles urbaines 11 . Ghettos de riches contre ghettos de pauvres. SĂ©curitĂ© qui assassine lâĂąme contre insĂ©curitĂ© qui assassine tout court. Bien sĂ»r, Philip K. Dick nâa jamais prĂ©vu stricto sensu les feux de la violence urbaine ou de lâhyperterrorisme â qui forment le squelette de Tous Ă Zanzibar de John Brunner 12 . Mais il a devinĂ© le rĂ©flexe hypersĂ©curitaire qui leur rĂ©pond aujourdâhui en un champ diffus de « guerre aux civils », la citĂ© entrant, selon le philosophe et urbaniste Paul Virilio, dans lâĂšre de la « bunkerisation » et de « la babelisation ». Dans Ville panique, publiĂ© en 2004, il dĂ©crit non sans exagĂ©ration des « tours bunkĂ©risĂ©es ». Virilio explique que « nous passons de la cosmopolis, la ville ouverte, Ă la claustropolis, câest-Ă -dire la ville close 13 . » Tout comme Philip K. Dick, John Brunner, Robert Silverberg ou J. G. Ballard dans bien de leurs textes, ce penseur hĂ©tĂ©rodoxe raconte lâinversion des valeurs de la ville, ce lieu mĂȘme de la civilitĂ© et de lâart politique, se transformant en une « machine de guerre » de tous contre tous. « Lâesprit, lâair de la ville rendent libre, et câest cela qui se retourne en ce moment, Ă©crit-il. Jadis cĆur de notre civilisation, la ville est dĂ©sormais le cĆur de dĂ©structuration de lâhumanitĂ©. »
Nous sommes tous des Joe Chip hors de leur conapt
LâavĂšnement du conapt annoncerait-il lâĂšre dâune nouvelle sauvagerie connectĂ©e, de lâInternet des objets et des grands ensembles, le tout orchestrant une fermeture intĂ©grale, mais dâun nouveau genre, des habitants par rapport au reste de la planĂšte ? Au-delĂ du constat, lâintĂ©rĂȘt de Philip K. Dick, par rapport Ă un Paul Virilio, est quâil ouvre, par son auto-ironie et son humour de rebelle, une porte de sortie, afin de rĂ©sister Ă ces villes closes et ses choses parlantes de la marchandisation de notre quotidien. Comme le dit Joe Chip en colĂšre, ailleurs dans Ubik, Ă un distributeur de cafĂ© qui lui refuse son breuvage : un de ces jours, « les gens comme moi se dresseront pour vous renverser, et la fin de la tyrannie des machines homĂ©ostatiques sera arrivĂ©e. Le temps de la chaleur humaine et de la compassion reviendra, et quand ça se produira quelquâun comme moi qui sort dâune rude Ă©preuve et qui a grand besoin dâun cafĂ© chaud pour se remettre pourra se faire servir mĂȘme sâil nâa pas de poscred Ă donner. »
Comme quoi nous avons sans doute les moyens en 2018 de rĂ©inventer nos conapts et autres condominium, avec un peu de science-fiction, une bonne dose de rires et de sourires, un petit truc de lâordre du revenu universel pour enterrer lâemploi contraint, des inventions de type fablab ou jardin partagĂ©, et puis cette certitude que nous sommes tous, quelque part, de simple Joe Chip.
Ariel Kyrou (alias Léo de Javel)
- Philip K. Dick, Ubik, Robert Laffont/âAilleurs & Demain (1969, 1970), p. 32 â et p. 27 Ă 45 pour lâensemble du chapitre 3 du livre. â
- Idem, p. 43. â
- Idem, p. 33. â
- Jeremy Rifkin, LâĂąge de lâaccĂšs, La DĂ©couverte (2000), p. 16âââ17. â
- Adam Greenfield, Every(ware), « La rĂ©volution de lâubimĂ©dia », FYP Ăditions (2007), p. 240âââ242. â
- Philip K. Dick, Le Dieu venu du centaure, Jâai lu (1964, 1969 pour les Ă©ditions Opta). â
- Voir aussi le mot « UbiquitĂ© (Ubik) » de Ariel Kyrou, ABC Dick, Nous vivons dans les mots dâun Ă©crivain de science-fiction (Ăditions Inculte, 2009), parmi les sources de cette partie de lâarticle, accessible en ligne sur le site dickienâ.fr â
- Philip K. Dick, Simulacres, Calman-LĂ©vy (1964, 1973). â
- Robert Silverberg, Monades urbaines, Robert Laffont/âAilleurs & Demain (1971, 1974). â
- J.G. Ballard, I.G.H. (1975, 2006 pour la traduction française), dans le recueil de DenoĂ«l / Des heures durantâŠ, avec Crash ! et LâĂle de bĂ©ton. â
- Mot « CitĂ©s ghettos (pour riches) » de Ariel Kyrou, ABC Dick, Nous vivons dans les mots dâun Ă©crivain de science-fiction (Ăditions Inculte, 2009), accessible en ligne sur le site dickienâ.fr â
- John Brunner , Tous Ă Zanzibar, Le Livre de Poche (1968, 1972 pour la traduction française, 1995 pour cette Ă©dition en poche). â
- « Paul Virilio, Terra Nova. Rencontre avec lâun des plus grands critiques de notre nouveau monde numĂ©rique », interview rĂ©alisĂ©e par Ariel Kyrou, Culture Mobile, 8 juin 2012. Paul Virilio, Ville panique, sous-titrĂ© « Ailleurs commence ici », GalilĂ©e (2004). â
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