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Librarioli âB – À son muet
â¶ 09.06.17
âșAnna Holveck
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Film, film expérimental écrit par Samuel Beckett et réalisé par Alan Schneider, 1965.
Ă SON MUET
Il sâassure de la fluiditĂ© des Ă©changes, des vibrations et des dĂ©placements.
Il est invisible. Il est attentif. Il sous-tient. Il tient la scĂšne. Il enrobe ses mots
dâun courant dâair qui se dĂ©ploie dans lâespace jusquâaux oreilles du conteur.
Il transmet ainsi toute son énergie et
son attention Ă celui qui dit haut et fortâŠ
BARTLEBY
« Je prĂ©fĂ©rerais ne pasâ», dit-il, et il disparut en douceur derriĂšre le paravent.
Durant quelques instants, je restai figĂ© comme une statue de sel, Ă la tĂȘte de ma colonne de clercs assis. Recouvrant mes esprits, je mâavançai en direction du paravent, et demandai la raison dâune conduite aussi peu ordinaire.
« Pourquoi refusez-vous ?
â Je prĂ©fĂ©rerais ne pas. » Avec nâimporte quel autre homme, je serais aussitĂŽt entrĂ© dans une colĂšre Ă©pouvantable, et sans daigner ajouter un mot, je lâaurais ignominieusement banni hors de ma prĂ©sence. Mais il y avait quelque chose chez Bartleby qui non seulement me dĂ©sarmait Ă©trangement, mais Ă©galement, dâune maniĂšre qui tenait du miracle, me touchait et me dĂ©concertait. Pince-nez retrouva sa courtoisie tranquille ; Gingembre croqua sa pomme de midi ; et Bartleby resta debout devant sa fenĂȘtre dans lâune de ses plus profondes rĂȘveries de mur aveugle. Le croira-t-on ?
Dois-je lâavouer ?
Cet aprĂšs-midi-lĂ , je quittai lâĂ©tude sans lui dire un mot de plus. Entendu, Bartleby, reste derriĂšre ton paravent, pensai-je ; je ne te persĂ©cuterai plus ; tu es sans dĂ©fense et aussi silencieux que tous ces vieux fauteuils ; en bref, je ne me sens jamais autant en paix que lorsque je sais que tu es lĂ .â» 1
Bartleby préférerait ne pas.
Cela mâest apparu comme une Ă©nigme.
Que veulent dire ces mots quâil rĂ©pĂšte sans cesse ?
Je préférerais ne pas.
Cette phrase nâest pas terminĂ©e⊠Il en manque le complĂ©ment dâobjet direct. Bartleby est-il pauvre, malade, triste ou sage ? Que prĂ©fĂ©rerait-il ne pas faire ? Pourquoi ? Il mâa dâabord semblĂ© quâil avait lâair dâĂȘtre rĂ©fractaire Ă lâidĂ©e de vivre.
Son opacitĂ© me semblait lourde. Apathique, muet et vide, ce personÂnage mâapparaissait comme un ĂȘtre sombre et fermĂ©, dĂ©pressif. Mais un Ă©lĂ©ment mâa lentement fait changer de point de vue sur ce personnage : il nâavait pas lâair dâavoir dĂ©cidĂ© dâĂȘtre ainsi. Tout semblait venir Ă lui, en lui. Bartleby ne rĂ©flĂ©chissait pas, il Ă©tait juste traversĂ© par ce qui Ă©tait lĂ , sans volontĂ©. Dans un Ă©lan peut-ĂȘtre optimiste et naĂŻf, je me suis demandĂ©e : Bartleby ne pourrait-il pas ĂȘtre, au contraire, un personnage clair et lumineux ? Jâai observĂ© les rĂ©actions que provoquait Bartleby sur son entourage. Il est celui par qui les questions arrivent. Le directeur est dĂ©sarmĂ©, dĂ©concertĂ© face Ă Bartleby. Mais il se sent Ă©galement « en paix » lorsquâil est lĂ . Il provoque des rĂ©aÂctions contraires et tout cela dans un silence presque absolu.
Comment et pourquoi cela arrive-t-il ?
Les corps sonores nâaspirent quâau silence et Ă lâimmobilitĂ©. 2
Bartleby est un personnage désincarné.
Son moi est absent. Dans son absence de volontĂ© et dans son silence il perd une partie de son humanitĂ©. Il devient une matiĂšre inerte au mĂȘme titre quâun corps sonore. Tel une cymbale, il nâaspire quâau silence et Ă lâimmobilitĂ© : on frappe sur une cymbale, et elle disperse cette Ă©nergie jusquâĂ retourner au silence. 3
Bartleby est presque muet. Mais, sâil ne produit pas de son, rien nâindique quâil ne les reçoit pas. Quâen fait-il ? Bartleby Ă©coute t-il ?
Ses rĂȘveries de mur aveugle reviennent tout au long du roman.
Serait-ce un indice ?
Bartleby passe le plus clair de son temps, derriĂšre un paravent, Ă regarder un mur. Pas par la fenĂȘtre pour sâĂ©vader de lui-mĂȘme, non ! Il rĂȘve en regardant un mur aveuglĂ©ment. Surface dĂ©limitant lâespace. Immuable. Ce mur ne permet-il pas de renvoyer comme un boomerang lâattention de Bartleby vers lâintĂ©rieur de lui-mĂȘme ?
Ou derriĂšre lui-mĂȘme ?
Ses rĂȘveries de mur aveugle.
Nâest-ce pas le mur, lui-mĂȘme, qui est aveugle ? Si le mur est aveugle, et que Bartleby le regarde, alors rien ne le regarde puisque le mur ne le voit pas. Rien ne regarde Bartleby, et Bartleby regarde ce qui ne le regarde pas. Bartleby, ne serait-il pas ainsi le solitaire que dĂ©crit Rainer Maria Rilkeâ? 4
Ne tendrait-il pas lâoreille pour Ă©couter lâample mĂ©lodie de la vie ?
Le directeur de Bartleby est déconcerté.
Ătymologie du verbe dĂ©concerter : qui trouble le concert, lâample mĂ©lodie ?
Les sons manifestent simplement cette volontĂ© quâont les corps de retourner au silence, de disperser une Ă©nergie qui leur a Ă©tĂ© apportĂ©e indĂ©pendamment de leur propre volontĂ©. 5
Il y a aussi un effet acoustique que le vent cause lorsquâil est fort, et dont on ne parle jamais : celui quâil crĂ©e dans le trou des oreilles. Ce son est unique en son genre, parce quâil prend votre corps pour rĂ©sonateur passif, et que vous ne pouvez le partager avec quelquâun dâautre, alors mĂȘme quâil vous relie au grand bruit gĂ©nĂ©ral. 6
Bartleby est un résonateur passif. 3
Son corps est liĂ© au grand bruit gĂ©nĂ©ral, synonyme selon moi de lâample mĂ©lodie de la vie. Comme un corps sonore, il permet au monde de rĂ©sonner en lui. De part sa disponibilitĂ©,
il participe au grand ballet des vibrations. 7
Si Bartleby reste, malgrĂ© son apathie, un corps vivant capable de produire lâeffort dâĂ©couter, peut-on dire quâune cymbale Ă©coute, mĂȘme sâil sâagit dâun objet inanimĂ© ?
Bartleby et la cymbale ont un point commun lorsquâils Ă©coutent :
leur passivité.
LâĂ©coute est-elle seulement un acte passif ? Elle semble relever dâun aller-retour permanent entre lâintĂ©rieur et lâextĂ©rieur. Lâaller demande dâouvrir les portes, de recevoir, demande au corps dâĂȘtre dans une forme de passivitĂ©. Il faudra devenir un contenant pour rĂ©colter du contenu.
Mais le contenant doit « concentrer » pour que le contenu ne sâen Ă©chappe pas.
Lâesprit nâest donc pas une chose, mais un ĂȘtre de pure puissance et lâimage de la tablette Ă Ă©crire sur laquelle rien nâest encore Ă©crit sert prĂ©cisĂ©ment Ă reprĂ©senter la façon dont existe une pure puissance. En effet, toute puissance de faire quelque chose est, pour Aristote, toujours aussi puissance de ne pas ĂȘtre ou de ne pas faire, sans quoi la puissance passerait toujours dĂ©jĂ dans lâacte et se confondrait avec lui. Cette « puissance de ne pas » est le secret cardinal de la doctrine aristotĂ©licienne sur la puissance, qui fait de toute puissance en soi une impuissance. 8
Je fais de Bartleby, une sorte de sage Ă©coutant quâil nâest peut-ĂȘtre pas.
Suis-je en train dâessayer de le sauver ?
Il aura en tout cas piqué ma curiosité à propos des personnages muets.
CE GAMIN-LA
Concentration : lâeffort de plusieurs choses pour se rencontrer dans un point commun, quâon suppose leur centre.10 LâĂ©coute, fin mĂ©lange de concentration et dâouverture, demanderait-elle donc de faire lâeffort dâĂȘtre passif ? La passivitĂ© a une consonance nĂ©gative. Mais nâest-ce pas positivement lâacte de laisser passer ? Un laissez-passer ?
Le mot (âŠ) « bruitâ», câest, chez Sophocle, le substantif psophos. Un terme du grec ancien peu connu, car il nâa pas produit de dĂ©rivĂ© dans notre langue, et qui veut dire « bruit non articulĂ©â». Il se retrouve souvent opposĂ© Ă phonĂšâââla voix, et par extension le son. 9
Le bruit Ă la diffĂ©rence du son, selon Sophocle, est ce qui nâest pas articulĂ©.
Câest ce qui nâest pas prĂ©hensible de maniĂšre intelligible, ce qui nâest pas domestiquĂ© par ce mĂ©canisme du corps quâest la bouche et qui forme les sons et les sens.
Le son est synonyme de phonĂ© ou la voix. La question du langage Ă lâintĂ©rieur du son est donc primordiale.
Lorsque le bruit devient identifiable, il nâĂ©chappe plus au langage.
Ce qui domestique et humanise le son ne vient donc pas de lui, mais de ce quâon projette sur lui. 3
« Entendre » veut aussi dire « comprendre ».
Entendre un son, câest entendre un sens prĂ©sent au-delĂ du son. Ăcouter, au contraire, demande de rester disponible Ă un inattendu, Ă un incomprĂ©hensible Ă lâintĂ©rieur du sonore. Si le sens rĂ©ussit Ă se dĂ©tacher de son rĂŽle premier de « faire sens » et quâil arrive Ă rĂ©sonner, le son pour lui-mĂȘme mĂ©rite quâon lâentende.
Les corps humains sont-ils capables de résonner physiquement et à travers la vibration inattendue du sens ?
Sont-ce les organes, la chair, la peau, les cellules elles-mĂȘmes qui Ă©coutent ?
Ce gamin-lĂ est lâun des autistes dont sâoccupe Fernand Deligny.
Ce gamin-lĂ ne parle pas.
Il Ă©met des sons de temps Ă autre. Il marche beaucoup, traçant des lignes Ă travers lâespace, souvent les mĂȘmes. Au dĂ©but du film « lâautre » nâexiste pas pour lui. Et de lui-mĂȘme, en a-t-il conscience ?
Mais ce gamin-lĂ est profondĂ©Âment lĂ , Ă chaque instant. Ce que nous pouvons entrapercevoir sur son visage de ce qui se passe Ă lâintĂ©rieur de lui, laisse indiquer quâil est dans un prĂ©sent constant du senti, et non du ressenti. Je ne dis pas ressentir parce que re-sentir suppose se sentir sentir.
Jâai la sensation que ce gamin-lĂ Ă©coute de tout son corps. Il mâimpresÂsionne beaucoup parce quâil semble se placer dans lâespace et Ă©mettre des sons en fonction de chaque variation vibratoire de lâair. Comme une antenne qui filtre et relaye les nĆuds de lâespace. PoussĂ© par une conscience trop aiguĂ« de ce ballet vibratoire, il y concentre tout son temps.
Ce gamin-lĂ , comme Bartleby, nâa pas Ă proprement parler de volontĂ©. Jâentends par volontĂ© un mouvement autoritaire qui va du centre vers lâextĂ©rieur. Bartelby et ce gamin-lĂ accueillent lâextĂ©rieur vers leurs centres. Comme des instruments Ă vent placĂ©s au milieu dâun courant dâair, ils sonnent.
Ce gamin-lĂ vient souvent prĂšs de la riviĂšre. Il se penche et Ă©coute. Il semble se recharger en vibrations sonores, fascinĂ© par lâĂ©coulement fluide et ininterrompu du son. Deligny dit :
Et lĂ il vibre, jusquâĂ la moelle, comme une baguette de sourcier. Lâeau ! Source ! RiviĂšre, bassin, fontaine. Tous les points dâeau repĂ©rĂ©s, vibrĂ©s. Il arrivait que lâune ou lâautre dâentre nous lâaccompagne, jusque dans lâeau. Lui, ne sây mettait pas, dans lâeau. 10
Le visage tournĂ© vers une Ă©paule, le corps alerte et tendu. Lâoreille comme un Ćil penchĂ© sur lâeau qui file. Ce gamin-lĂ est en lisiĂšre de terre et dâeau.
Parfois, il met son doigt horizontalement sur sa bouche, suivant la frontiĂšre de ses deux lĂšvres. Câest un geste trĂšs rapide quâil effectue plusieurs fois en tournant sur lui-mĂȘme. Ce geste est-il une maniĂšre de faire bouger ses lĂšvres comme celles de ceux qui parlent ?
La bouche, lieu de la voix, du langage. Les lĂšvres, une frontiĂšre Ă nouveau. La vibration circule jusquâau bout des doigts, comme lâĂ©lectricitĂ© se propage jusquâaux extrĂ©mitĂ©s, le doigt contre la bouche ouvre un circuit fermĂ©. Le doigt, lieu dâun contact avec lâextĂ©rieur, la bouche lieu dâun contact avec lâintĂ©rieur. Ce doigt sur une bouche dont le langage est absent.
Un « chut » horizontal. 11
Ce gamin-lĂ nâest pas douĂ© de langage mais il produit des sons. Vifs ! Des sons semblables Ă des sous-produits Ă©nergĂ©tiques de systĂšmes. Ce gamin-lĂ entend et reçoit les vibrations comme une membrane de micro. Son corps est une fine pellicule qui sâapproprie chaque dĂ©placement dâair.
Ătre Ă lâĂ©coute, câest toujours ĂȘtre en bordure de sens, ou dans un sens de bord et dâextrĂ©mitĂ©, et comme si le son nâĂ©tait prĂ©ciÂsĂ©ment rien dâautre que ce bord, cette frange ou cette marge. 12
La frontiĂšre, la bordure, la lisiĂšre. Ce gamin-lĂ est prĂ©cisĂ©ment « en bordure de sensâ». Non seulement parce quâil est mis en marge par la sociĂ©tĂ© de lâĂ©poque, parce quâil Ă©chappe Ă notre comprĂ©hension et quâil Ă©chappe au langage sensĂ©, mais Ă©galement, parce quâil est en bordure « des sensâ». Le toucher, lâouĂŻe, la vue et lâodorat ne sont-ils pas tous confondus ? Entend-il avec les doigts ? Voit-il avec ses oreilles ? Dâune certaine maniĂšre, il dĂ©cenÂtralise la perception.
Centraliser rĂ©unit en un mĂȘme centre, sous une autoritĂ© unique. Centrer ne suppose pas dâautoritĂ© unique. La concentration nâexclut pas la prĂ©sence de multiples centres. Ce gamin-lĂ concentre et dĂ©cenÂtralise lâĂ©coute.
« E » ET « H » MUET
Les linguistes qui se sont penchĂ©s sur la forme acoustique du français ont ainsi constatĂ© quâil contient actuellement trente-trois phonĂšmes Ă part entiĂšre, bien quâil soit pourvu de trois sons supplĂ©mentaires, qui se trouvent dĂ©signĂ©s tantĂŽt comme « problĂ©matiques » tantĂŽt comme « menacĂ©s » et tantĂŽt comme des « phonĂšmes en voie de disparitionâ». Ils occupent les rĂ©gions indistinctes aux marges de tout systĂšme acoustique ; ils rĂ©sident dans le no manâs land phonĂ©tique oĂč toute langue se heurte Ă ce quâelle nâest pas.
Câest ici quâil convient de poser le problĂšme du « eâ». Le son quelqueÂfois notĂ© {e} (âŠ) est gĂ©nĂ©ralement dĂ©crit, du point de vue articulatoire, comme un son central, mi-ouvert mi-fermĂ©, mi-antĂ©rieur mi-postĂ©rieur, et mĂȘme mi-labialisĂ© : la rĂ©alitĂ©, on le verra, est un peu diffĂ©rente. Il est quelquefois qualifiĂ© de e caduc, et il est vrai que parfois il tombe en effet et disparaĂźt ; ou encore de e muet, mais câest quand il nâest pas muet quâil peut ĂȘtre caractĂ©risĂ© comme phonĂšme, sinon il ne correspond plus Ă aucune rĂ©alitĂ© observableâââautant dire quâil nâest plus rien du tout (âŠ). 13
Lettres « muettesâ», que sont le E et le H, dĂ©nuĂ©es de son.
Le personnage E est français. Mi-ouvert mi-fermĂ©, mi-antĂ©rieur mi-postĂ©rieur et mĂȘme mi-labialisĂ© il est, comme Ce gamin-lĂ , en bordure des sons et des sens.
PrĂ©sent et disponible Ă lâextrĂ©mitĂ© des mots, il peut sonner ou ne pas sonner.
E est tantĂŽt muet, tantĂŽt caduc.
Ă la fin dâun mot, fier mais humble, il se tait.
Au milieu dâun mot, peu Ă peu et insidieusement, on lui retire totalement le droit de parole.
Samdi ? Pas dproblĂšm, Ă dmain !
TantĂŽt il se tait, tantĂŽt il est tu.
Toute puissance dâĂȘtre ou de faire quelque chose est (âŠ) toujours aussi puissance de ne pas ĂȘtre ou de ne pas faire (âŠ). 14
Pourquoi prĂȘter tant dâattention Ă un son qui ne semble pas mĂȘme en ĂȘtre un, et nâest, au mieux, quâun « lubrifiant phonĂ©tique » ?
La rĂ©ponse est simple. Il est un champ oĂč cet e « obsolĂšteâ», « muet » ou « atone » joue un rĂŽle dĂ©cisif : la poĂ©sie. 15
Ce nâest pas E qui dĂ©cide.
Il dĂ©pend du lieu oĂč il se trouve, du par qui et du pourquoi il est Ă©crit
ou dit. Il est connecté à son environnement.
Concentré, il attend patiemment son tour.
E apporte un fervent soutient Ă lâart des sons.
Il intervient le plus souvent lorsque Ă©couter et entendre sâaccordent :
en poĂ©sie. LĂ oĂč sons et sens, tous deux et tout autant sonnent.
Le personnage E permet Ă certains vers dâĂȘtre complets. Il fait don, quand on le lui demande, de sa sonoritĂ© discrĂšte incarnant alors
Ă ce moment-lĂ , le pied le plus important du vers.
Il soutient le flux rythmique des mots.
Il est Ă©galement possible, pour une lettre, de disparaĂźtre Ă plusieurs reprises et de reparaĂźtre, tel un esprit, bien aprĂšs que son dĂ©cĂšs a Ă©tĂ© prononcĂ©. Un exemple classique en est le graphĂšme h, que depuis fort longtemps on ne retrouve plus Ă lâinitiale de son nom français, « acheâ». Signe de ce que les linguistes qualifient de simple aspiration ou de fricative gutturale, la lettre h appartient Ă lâalphabet de presque toutes les langues qui emploient les caractĂšres latins. Pourtant, la valeur quâelle dĂ©signe demeure souvent imperceptible Ă lâoreille ; et, dans le passage dâune langue Ă lâautre, elle est presque toujours la premiĂšre Ă disparaĂźtre. Les consĂ©quences ne sont pas nĂ©gligeables. PoĂšte aux h multiples, au nom dotĂ© des deux types dâaspiration (le h pur, et le h plus constrictif), Heinrich Heine le savait bien, pour en avoir lui-mĂȘme fait les frais. Dans les MĂ©moires quâil rĂ©digea entre 1850 et 1855, il commente lâaltĂ©ration que son nom eut Ă subir Ă lâoccasion de son Ă©migration hors dâAllemagne : « Ici, en France, aussitĂŽt aprĂšs mon arrivĂ©e Ă Paris, on traduisit mon nom allemand de Heinrich par Henri ; je dus mâen arranger, et finir par me nommer moi-mĂȘme ainsi en ce pays, puisque Heinrich ne convient pas aux oreilles françaises et puisque les Français, en gĂ©nĂ©ral, disposent de toutes les choses du monde Ă leur aise. Jamais non plus, ils nâont su prononcer convenablement Henri Heine, et pour la plupart je mâappelle Mr. Enri Enn ; beaucoup rĂ©unissent les deux mots en un seul et disent Enrienne et quelques uns mâappelĂšrent Mr. Un Rien.â» 3
Le personnage H, quant Ă lui est international.
Il existe dans les langues anciennes et se retrouve, sous de multiples formes, dans nos langues actuelles. Il traverse le temps, gagnant sa place et sa légitimité peu à peu. H est à peine perceptible. Il scande discrÚtement les syllabes et les mots, gérant flux et reflux.
Il est le souffle, lâaspiration.
Le personnage H allemand permet de sĂ©parer les syllabes les unes des autres. NâĂ©tant pas tout Ă fait muet, il fait tout de mĂȘme son travail trĂšs discrĂštement. Rien quâun lĂ©ger Hhha ou HhhĂ© coiffant et dĂ©coiffant le reste dâune syllabe.
Ses interventions, permettant Ă monsieur Henri Heine de ne pas devenir monsieur Un Rien, sont essentielles.
Sans lui, plus dâun mot se serait transformĂ© en bouillie informe et incomprĂ©hensible.
Tant comme son que comme signe, le h tendit Ă devenir caduc. Au cours des siĂšcles oĂč lâon parlait le grec classique, le phonĂšme autrefois consonantique cĂ©da progressivement la place Ă une « aspiration initialeâ», faible mais audible. Concomitamment, le graphĂšme H, qui nâĂ©tait plus que lâombre de lui-mĂȘme, diminua en taille, jusquâĂ perdre la place qui lui revenait de plein droit dans lâĂ©criture. Plus tard, lettrĂ©s et copistes abrĂ©gĂšrent encore davantage le signe, le ramenant Ă une marque diacritique place devant la voyelle modifiĂ©e, Ă peine plus grande quâun point et ressemblant de trĂšs prĂšs Ă notre apostrophe moderne. De lĂ la forme ultime
du graphĂšme dans lâĂ©criture hellĂ©nistique : â, signe qualifiĂ© depuis non de lettre, mais dâ«âespritâ». 3
Le personnage H français est, quant à lui, anarchiste et schizophrÚne.
Il refuse toutes rĂšgles.
Border-line. Il interroge et gĂȘne tous les Ă©tymologistes.
Libre dâagir quand il sent que le mot le demande, il est tantĂŽt aspirĂ©, tantĂŽt muet. La diffĂ©rence est trĂšs fine.
H muet nâagit aucunement sur les sons. Sâil est prĂ©sent entre deux syllabes, ces derniĂšres ne se gĂȘneront pas pour se lier. Les Heures, les Hommes, un HĂŽtel.
Ă lâinverse, H aspirĂ© avale complĂštement les liaisons, il sâen nourrit. En une bouffĂ©e, il scande les syllabes. Les #Halles, une #halte, en #haut, le #hasard de la vie. IndisciplinĂ©, il se fait remarquer par le trou acoustique quâil crĂ©e.
Dans le texte Ăcholalie, essai sur lâoubli des langues, il est qualifiĂ© dâesprit. Comment en vient-on Ă appeler une lettre, esprit ? Spiritus signifie souffle. H anime un mot par son souffle. « Animer » provient Ă©tymoÂlogiquement dâanimus : souffle, respiration, Ăąme, halo. H lie et dĂ©lie les sons, les syllabes et les mots en les enveloppant dâune fine pellicule de souffle, expirant ou aspirant comme un doux halo lumineux.
Le personnage H est-il un souffleur ?
Le souffleur au théùtre est un individu, sous lâespace de reprĂ©sentation, dont le rĂŽle est de palier les oublis et les « trous » des acteurs. Il sâassure de la fluiditĂ© des Ă©changes, des vibrations et des dĂ©placements.
Il est invisible.
Il est attentif.
Il sous-tient.
Il tient la scĂšne.
Le souffleur, enrobe ses mots dâun courant dâair qui se dĂ©ploie dans lâespace jusquâaux oreilles du conteur et transmet, ainsi, toute son Ă©nergie et son attention Ă celui qui dit haut et fort.

Extrait de Horror or Party Beach, 1964.

The Singerâs Manual of English Diction, Madeleine Marshall, 1953.
LE âMOIâ ET LE âSOIâ
Finalement nous ne valons que par lâessentiel, et si on nây a pas trouvĂ© accĂšs, la vie est gaspillĂ©e. Dans nos rapports avec autrui, il est de mĂȘme, dĂ©cisif de savoir si lâinfini sây exprime ou non.
Mais je ne parviens au sentiment de lâillimitĂ© que si je suis limitĂ© Ă lâextrĂȘme. La plus grande limitation de lâhomme est le Soi, il se manifeste dans la constatation vĂ©cue du : « Je ne suis que cela !â» Seule la conscience de mon Ă©troite limitation dans mon Soi me rattache Ă lâillimitĂ© de lâinconscient. Câest quand jâai conscience de cela que je mâexpĂ©rimente Ă la fois comme limitĂ© et comme Ă©ternel, comme lâun et comme lâautre. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte dâunicitĂ©, câest-Ă -dire, en dĂ©finitive, de limitation, sâouvre Ă moi la possibilitĂ© de prendre conscience aussi de lâinfini. Mais seulement comme cela. 16
Bartleby sâabsente de lui-mĂȘme au fil du rĂ©cit, il regarde le mur aveugle, comme dans une posture de mĂ©ditation, pour entrer en lui-mĂȘme, « en soi-mĂȘme » se connectant ainsi au monde. Ce gamin-lĂ est autiste, apparemment incapable de communiquer avec autrui. Pourtant il est reliĂ©, dans ses gestes, dans ses dĂ©placements aux Ă©lĂ©ments qui lâentourent. Le soi, Ă©lan de vie harmonisateur. Ce gamin-lĂ sâharmonise, cherche un Ă©quilibre. Sur scĂšne, son soi transpire puisquâil nâexiste pas en son propre nom. Le personnage E et le personnage H, sont tous deux des lettres prĂȘtes Ă sonner ou Ă sâabsenter quand la phrase le leur demande. Elle sont, en soi, connectĂ©es Ă leur contexte.
ConfrontĂ©s en permanence Ă lâidĂ©e du seuil et de la frontiĂšre, ces personnages sây dĂ©veloppent et y grandissent. Je ne vois pas cette limite comme une paroi Ă laquelle ils se heurtent mais comme un lieu oĂč se situe leur conscience du monde. Mes personnages muets, nâont de choix que de rĂ©sonner Ă travers dâautres vibrations que celles de leur propre voix. Ils se doivent dâĂȘtre ouverts du dedans au dehors et du dehors au dedans. MĂȘme parlant, jâaimerais que les corps, plus disponibles, se laissent traverser joyeusement par un courant dâair, un geste, un rideau qui se ferme, par un caddie se dĂ©plaçant sur le bitume, par un silence un peu trop long, ou un regard furtif, par le lĂ©ger bourdonnement du frigo, ou les sons grinçants des tongues dâun maĂźtre nageur au bord dâune piscine, par une mouche, le long nez du voisin, par les gestes mĂ©caniques mais plein de dĂ©licatesse de la bibliothĂ©caire ou son accent venu dâailleurs, par un caillou, le gigotement dâun doigt de pied Ă travers une jolie chaussure rouge ou bleue, par une page qui se tourne lentement, ou le crissement dâune cuillĂšre dans le creux dâun melonâŠ
- MELVILLE, Herman, Bartleby, 1853 â
- FORT, Bernard, Ce qui sâest produit au â ©â ©e siĂšcle, les modifications de lâĂ©coute (reportage radiophonique : wwwâ.intemâpesâtiveâ.net), 28 fĂ©vrier 2014. â
- Ibid. â
- RILKE, Rainer Maria, Notes sur la mĂ©lodie des choses, 1898. â
- FORT, Bernard, op. cit. â
- CHION, Michel, Le Promeneur Ă©coutant, 1993. â
- RILKE, Rainer Maria, op. cit. â
- AGAMBEN, Giorgio, Bartleby ou la crĂ©ation, 1995. â
- NANCY, Jean-Luc, Ă lâĂcoute, 2002. â
- DELIGNY, Fernand, Ce Gamin-lĂ , 1976. â
- CHION, Michel, op. cit. â
- NANCY, Jean-Luc, op. cit. â
- HELLER-ROAZEN, Daniel, Ăcholalie, essai sur lâoubli des langues, 2007. â
- AGAMBEN, Giorgio, op. cit. â
- HELLERâ ROAZEN, Daniel, op. cit. â
- JUNG, Carl Gustave, Ma vie, 1966. â
Commentaires
si généreux! merciiiiiiiiii! jsuis fan
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