Librarioli №A – Le cri tangible

Date◶ 03.06.16
Auteurâ˜șInes Di Folco
Durée 9:33
Comm.🗹7

J’aime les boĂźtes. J’aime les appareils jetables. Dans les toilettes il y a une caisse. Toutes nos vacances sont dedans, toutes les piĂšces de la maison, toutes les cours d’école et tous les anniversaires chaotiques — voir dionysiaques. Tout ça archivĂ©, dans des boĂźtes en carton ​‚avec les nĂ©gatifs dans une pochette Ă  part. Il y une quantitĂ© d’yeux rouges, qui tĂ©moignent, grĂące au flash, du sang bien prĂ©sent dans le corps, qui circule sans interruption, derriĂšre les yeux de tout ĂȘtre. Il y a ma mĂšre enceinte dans le couloir, de face, de profil. Sur son ventre il y a un trait foncĂ©. On dit que ce trait annonce une fille. Une ligne comme une extension du nombril, un tracĂ© mystĂ©rieux qui s’effaça aprĂšs ma naissance. 

Le jetable a plusieurs Ă©tats d’ñme. Il y a le clic mĂ©canique et le sifflement graduel du flash avec sa diode rouge, comme le chant d’une toute petite sirĂšne qui vivrait Ă  l‘intĂ©rieur. Le crissement de la roulette, proche des cigales du sud de la France (ça c’est quand on rembobine la pellicule) et enfin, l’éternuement magique. Une bouche invisible s’ouvre et vous accorde le pouvoir de garder ce que vos yeux ont immĂ©diatement remplacĂ© par la suite du monde. Certains d’entre nous ont encore le goĂ»t de la mĂ©canique portable, jetable, celle qui n’est pas invisible. Il ne faut pas que le futur fasse disparaĂźtre trop tĂŽt la mĂ©canique qui couine, qui frotte et qui gratte. La mĂ©canique c’est mon hygiĂšne du monde. C’est la spiritualitĂ© des objets, leur vie intime. Elle est faite pour produire et gĂ©nĂ©reusement elle donne et elle crĂ©e plus qu’on lui demande. Elle envoie du bruit, les sons de ses rouages sont chargĂ©s d’affects humains. Une fois changĂ©s en rĂȘves, ils donnent envie de crĂ©er des instruments de musique. Oh chĂšre mĂ©canique. Je pense Ă  ta fin comme Ă  la mort de mes proches. J’ai des migraines d’images et de bruits et d’odeurs, je voudrais te retenir. J’ai vu les Ă©crans pousser en mĂȘme temps que moi, s’affiner de plus en plus Ă  chaque anniversaire. Mais toi, mĂ©canique nue, Ă  poil et rugueuse, qui sent la rouille, liftĂ©e au plastique ou mal collĂ©e, je t’aime mais tu disparais toujours plus. En fait, je vais peut ĂȘtre avoir la chance de mourir en mĂȘme temps que toi ma petite crisseuse. Quand ta mort complĂšte t’aura liquidĂ©e de tous les stocks, de tous les Ă©tals poussiĂ©reux des marchĂ©s sauvages. Que j’aurai courbĂ© mon dos le long des trottoirs pĂ©riphĂ©riques sans plus jamais trouver une miette de toi. 

Tu es doucement remplacĂ©e par la machine qui fait peur, celle qui veut voir dans les envies comme dans un livre ouvert. Et les envies en seront d’autant plus nombreuses et rapides. DĂ©sirs sans noms, sans phrasĂ©s ni articulation. Sans dĂ©clic et sans dĂ©tente. L’électronique ne laisse pas de trace, ne prends jamais la parole. Tout est clic. Nous sommes dans une symphonie de clics-actions. Elle s’élĂšve et rĂ©sonne en vagues dĂ©cuplĂ©es tout en frĂŽlant les astres. Quelle Ă©nergie va-t-on inventer pour rĂ©unir tous les clics du monde, des plus aigus au plus graves, toutes les commandes d’humains Ă  Ă©crans ? Car on va tout rĂ©cupĂ©rer c’est normal, on ne va pas laisser une miette d’énergie. Pour que tout nous revienne. Tout ce que l’on met sur la terre. Tout doit rĂ©apparaĂźtre, ĂȘtre rĂ©-investi, re-dĂ©couvert, revendu. Et Ă  bon escient. On nous a promis que rien ne se perd. L’homme rĂȘve de rĂ©ponse, de retour d’ascenseur, de naissance. Du moment miroir, oĂč tous les clic-clics se transformeront en soulĂšvement, en vagues de sensations. On rĂȘve d’ĂȘtre, et pas qu’une fois. Il faut continuer Ă  donner naissance, toucher au mystĂšre de la naissance, l’injecter dans tout. Et pourtant, les instruments qui nous entourent sont de plus en plus anonymes, sans nombril ni cicatrice. Des gadgets dĂ©filent, sortes d’apatrides indĂ©pendants et indĂ©chiffrables. Le dernier cri est un objet muet qui n’a pas d’ñme. Mais le rĂ©el c’est l’accouchement sans fin, le cri du poumon qui se dĂ©ploie en sons jamais terminĂ©s. On est dedans tout le temps, ce cri qui ne retentit qu’à de rares reprises. VoilĂ  pourquoi on perd la boule dans les fonds marins, voilĂ  pourquoi on s’est sauvĂ© quand un larsen a surgi par surprise, voilĂ  pourquoi on a construit des asiles
Ce cri est un secret bien gardĂ©, un trĂ©sor assourdissant. Et violent comme tout ce qui, dans le monde, se fait sans nous.


Les formes invisibles nous arrivent par inadvertances malgrĂ© l’inattention gĂ©nĂ©rale.


Certains cherchent Ă  voir, d’autre Ă  cacher. Je dois sentir comment sont nĂ©es les choses pour mieux vivre avec elles. Que leur arrivĂ©e sur terre soit inscrite sur leur front, mĂ©canique, avec un clic qui actionne un vrai bouton, pas un clic qui ne laisse qu’une empreinte digitale. Comme quand on Ă©crit le nom du crĂ©ateur sur le front du Golem​.La prouesse technologique est sans cesse renouvelĂ©e, cĂ©lĂ©brĂ©e Ă  chaque nouvelle version d’objet-sans-famille. À peine utilisĂ©s, dĂ©jĂ  dĂ©passĂ©s. Ce nano invisible est si coĂ»teux, on raconte qu’il est trafiquĂ© sur mesure pour toi, fait pour gagner du temps, ton temps. Un temps cumulĂ© Ă  faire je ne sais quoi, loin des phases de la lune, dans les taxis et les ascenseurs, dans la nĂ©buleuse wifi.


Les nuages au moins ont la politesse d’avoir une couleur.


L’invisible est tout sauf pratique. Il est Ă©ternel et n’a pas de mission, juste des choses Ă  dire. C’est l’in-vu qui est lĂ  et qui peut toujours se dĂ©vĂȘtir pour celui qui regarde assez bien, assez longtemps. Je ne demande qu’un peu de tolĂ©rance pour les anciennes maniĂšres. Qu’on puisse (comme on a pu dire fumeur ou non fumeur) demander Ă  tous : « alors votre vie, vous la voulez avec mĂ©canique apparente ou Ă©lectronique indĂ©montable ? sonore ou silencieuse ? ». J’aime le bruit des choses, j’aime d’amour les choses qui tourbillonnent dans le cri du rĂ©el. Parce qu’elles s’annoncent, elles se donnent. J’imagine un monde oĂč chacun connaĂźt sa symphonie. On amĂ©nagera l’espace avec les bruits de tout. On y travaillera notre mĂ©moire, notre tolĂ©rance pour la saletĂ©, la diffĂ©rence, le retard. Tout sera rythme. Naturellement, il y aura de nouveaux objets, de nouveaux mĂ©diums, des choses qui rĂ©sonnent beaucoup beaucoup plus, plus, plus. Parce que le kit main libre ne peut pas nous libĂ©rer de l’excĂšs d’hygiĂšne, de l’hypocrite convivialitĂ© des espaces publics due au faux silence des appareils chromĂ©s. Il suffit pour le voir d’ĂȘtre un lecteur de papier comme moi, ou de se souvenir des fois oĂč les ordi-portable-coach-confident-miroir-agenda se dĂ©chargent et te laissent seul, sans connexion internet ni billet de retour vers ta vie sans eux. Les rues de nos capitales sont de plus en plus normĂ©es, pour qu’on puisse y marcher sans regarder autre chose que son miroir-tĂ©lĂ©. J’y vois Narcisse, il se promĂšne, retournant sans cesse sa camĂ©ra vers lui, comme s’il voulait s’y noyer. Plus personne n’avertit personne, on ne se croise plus que des mains pleines de tĂ©lĂ©phones. C’est comme ça que sont apparues les voix d’infirmiĂšres-robots dans le mĂ©tro. Pas pour les rĂȘveurs mais pour les aspirĂ©s, les oreilles closes qui, sans mĂȘme le savoir, ne voient plus rien autour d’elles
 En plein air mais avec des Ă©couteurs, on se raconte tout en dĂ©tails, tout devant tout le monde et sans entendre le bruit des arbres. 

Aspiration contre inspiration.
Mais revenons aux appareils jetables. Au grain, aux accidents, aux doigts devant l’objectif.

Plusieurs fois, l’un d’entre eux a pris des photos sans moi. Il s’est dĂ©clenchĂ© sans mon commandement parce que sa mĂ©canique est externe, visible, vulnĂ©rable et sensible. Il a enregistrĂ© des images en tombant sur le sol ou au contact d’autres objets, comme un grand. Une fois j’ai trouvĂ© une photo de moi en train de le ramasser. Il Ă©tait tombĂ© et avait ouvert les yeux. C’est la photo qui accompagne ce texte. Parce qu’avec cette image j’ai senti que les choses autour de moi existaient sans mon dĂ©sir. Elles coexistent pendant que j’utilise d’autres choses et sans jalousie elles se taisent. Et parfois elles prennent la parole. Cette parole m’est trĂšs chĂšre. Elle devrait pouvoir dĂ©passer plus souvent le corps plastique, mĂ©tal ou bois, la voix doit pouvoir Ă©clore. Je pense Ă  ma chambre quand je suis loin. Que font les choses quand je ne les vois pas du coin de l’Ɠil, quand je ne suis pas lĂ  pour les entendre glisser ? 

L’acheiropoĂŻĂšte est un processus invisible mais pas complĂštement car si on ne le voit pas faire, on le voit apparaĂźtre. Son mode de vie c’est l’étonnement. Un Ă©tonnement qui dĂ©passe le dĂ©sir. AcheiropoĂšsie, la joie du dĂ©sir dĂ©passĂ©. Comme un enfant qui fait de la poĂ©sie sans vous voir. Je voudrais qu’arrivent de nouveaux objets palpables, je ne parle pas de design, mais plutĂŽt de cohĂ©rence. La nature est acheiropoĂŻĂšte, c’est elle la maĂźtresse ultime. Elle s’infiltre, elle flirte avec nous et tout ce que l’on touche. Quel gĂąchis de ne pas transmettre ce qui est entre nos mains, ce qui dĂ©passe notre entendement. Pourquoi ne pas crĂ©er Ă  l’image de l’arbre, des mouvements atmosphĂ©riques ? ConfĂ©rer Ă  nos objets usuels la mĂȘme autonomie, une complexitĂ© qui parle, avec qui on peut Ă©changer. L’acheiropoĂŻĂšte c’est l’idĂ©e qu’en mĂȘme temps qu’un objet peut germer un dĂ©but, un signe, une preuve de vie invisible qui cohabiterait avec lui. Au ciel, en forĂȘt on peut voir des dessins naturels, dans le marbre il y a les nuages cĂ©lestes, dans le bois des visages, des dessins qui n’ont pas Ă©tĂ© encerclĂ©s par le contour humain. On peut parler avec ces formes, parler avec nos perceptions et se mettre d’accord, passer un contrat. 

Pour garder espoir sur terre, il nous faut prouver, rappeler sans cesse que l’on peut penser, fonder un Ă©tat d’esprit. Pour communiquer, Ă©lĂšve toi mais ne crĂ©e pas de frontiĂšres. 

N’essaie pas d’apprendre quoi que ce soit Ă  la terre. RĂ©duit ton impact le plus possible car elle te porte. Le sol, la terre sait tant de choses.

Commentaires

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