Librarioli №A – Le fantasme et la faillite

Date◶ 06.05.16
Auteurâ˜șGuillaume Blanc
Durée 13:5
Comm.🗹0

Années 1860, en fanfare

William Howard Mumler a l’avantage (ou l’inconvĂ©nient), d’ĂȘtre nĂ© sur le sol nord-amĂ©ricain. Il est dans sa vingtaine quand une vague spiritiste s’installe aux États-Unis : la guerre de SĂ©cession, en tant que traumatisme national, a suscitĂ© l’envie de nouer des contacts avec les dĂ©funts. Dans les annĂ©es 1850, une dĂ©cennie avant qu’il n’ouvre son studio photographique, s’installe dĂ©jĂ  le Modern Spiritualist Movement. Mumler, lui, a un double don : le sens du commerce et celui de la farce. Il s’empresse donc de proposer donc des portraits en compagnie de spectres familiers. Le succĂšs, trop prĂ©visible, ne se fait pas attendre. Les clients affluent et ses images offrent une caution au mouvement spirite, dont il est devient un garant. Un certain Joseph H. Tooker passe un jour sa porte ; Mumler ne peut pas savoir qu’il s’agit d’un inspecteur envoyĂ© par le maire de New-York. Une plainte est dĂ©posĂ©e contre lui le 16 mars 1869, l’amenant Ă  un procĂšs qui prend fin le 5 mai de la mĂȘme annĂ©e. Sentence : acquittĂ©, faute de preuves suffisantes. On ne se dit pas que les images sont les preuves elles-mĂȘmes. Dans le laps de temps oĂč il proclame l’issue juridique comme une victoire et s’emploie Ă  reprendre les affaires, un autre procĂšs lui est intentĂ©, par la corporation photographique, qui jette sur lui le discrĂ©dit total et le pousse Ă  retourner dans sa ville natale, Boston, oĂč il mourra dĂ©sargentĂ© (et on ne sait comment) en 1889. Sur le portrait oĂč il est accompagnĂ© de sa dĂ©funte Ă©pouse, Bronson Murray, que Mumler dĂ©crit dans le titre comme « en transe Â», a plutĂŽt l’air accablĂ© de l’issue qui attend son prestataire.

William H. Mumler, Bronson Murray en transe, et l’esprit d’Ella Bonner, 1872, Ă©preuve tirĂ©e d’un album de trente-neuf cartes de visite sur papier albuminĂ©, 10 x 6 cm, © The J. Paul Getty Museum

Dix ans plus tard, comme un Ă©cho

Le Gulf Stream emporte avec lui la vague spiritiste ; elle s’abat sur le monde photographique europĂ©en. En Angleterre, en France, de nouveaux trublions s’essaient au projet fantasmatique initiĂ© aux États-Unis. Frederick Hudson pour l’outre-manche, EugĂšne Isidore Buguet pour la nation hexagonale. Volens nolens, ils reprennent la formule Ă  leur compte. Ils ont le bĂ©nĂ©fice de la ferveur religieuse (de la crĂ©dulitĂ©) qui anime leurs sociĂ©tĂ©s. Celles-ci placent en l’image photographique de nombreux espoirs d’apparitions et de rĂ©vĂ©lations – qu’importent les remarques fracassantes d’une personnalitĂ© aussi dĂ©courageante que Baudelaire (Salon de 1859 : « [
] la sociĂ©tĂ© immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le mĂ©tal »). De quoi ouvrir tout un champ de possibles ; de quoi multiplier des attentes improbables – comme celle de voir une image se fĂ©conder d’elle-mĂȘme. Frederick Hudson rĂ©alise sa premiĂšre photo spirite le 4 mars 1872. L’engouement est si grand que son studio devient une vĂ©ritable industrie. Au sein du mouvement spirite, deux clans s’affirment et s’affrontent : hudsonists et anti-hudsonists. Les diverses rĂ©actions conduisent tout de mĂȘme au soupçon d’escroquerie et tout porte Ă  croire qu’on ne s’y trompe pas. Lui aussi finit par tomber sous le poids des critiques, et l’agitation prĂ©cĂ©dant la dĂ©convenue n’a rendu cette derniĂšre que plus grande et douloureuse. Force est de constater qu’il est cependant Ă  l’origine d’un dĂ©bat fĂ©cond : on finit par croire que la photographie spirite n’est pas la photographie elle-mĂȘme et qu’elle est rĂ©gie selon des rĂšgles indĂ©pendantes du monde rĂ©el ; on finit donc par croire Ă  des images acheiropoĂŻĂštes, quelle que soit la volontĂ© de l’opĂ©rateur-spirite. Édouard Isidore Buguet, en France, dĂ©couvre Mumler et commence Ă  rĂ©aliser des portraits spirites en 1873. Il gagne rapidement l’attention des occultistes français. La Revue spirite relate ses (mĂ©)faits, diffuse des comptes rendus d’expĂ©riences sous contrĂŽle rigoureux, l’intronisant au sein du mouvement qu’elle reprĂ©sente. LĂ  encore, le soupçon est si pesant qu’un nouveau procĂšs s’ouvre Ă  l’encontre de Buguet, en 1875. On l’accuse, avec fermetĂ© et sans concession, de ne rĂ©aliser que des trucages par surimpressions. Cela est vrai, et Buguet avoue n’ĂȘtre qu’un escroc. Il entraĂźne dans sa chute le milieu de la photographie spirite anglais, qu’il a indirectement frĂ©quentĂ©. Le crĂ©dit jusque-lĂ  accordĂ© aux photographes mĂ©diums s’étiole jusqu’à l’épuisement. Hudson quitte Londres ; Thomas Slater, qui connaissait les deux et les dĂ©fendait, doit clore deux studios photographiques vouĂ©s Ă  l’échec et abandonner tout espoir de carriĂšre photographique. Le grand public rit, mais il rit jaune : il avait mordu Ă  l’hameçon, Ă  s’y briser la mĂąchoire. Le milieu spiritiste regarde ces photographies d’un Ɠil mĂ©fiant ; du moins, il ne veut plus les voir. Au terme de son sĂ©jour en prison d’un an, Buguet reprend son commerce sous le titre de « photographe-prestidigitateur Â». Ayant d’abord appuyĂ© les thĂ©ories spirites, il les enterre alors dĂ©finitivement en faisant de ces pratiques un simple amusement populaire. Maudit photographe. 

Édouard Isidore Buguet, Attraction mĂ©diaminique, juin 1875, Ă©preuve sur papier albuminĂ©, 15 × 10,5 cm, © Paris, BibliothĂšque nationale de France, dĂ©partement des Estampes et de la photographie.

AnnĂ©es 1870 – 1890, allĂšgrement

On s’amuse du spiritisme, et on y joue. Les amateurs dĂ©veloppent la pratique Ă  titre rĂ©crĂ©atif, tandis que les professionnels ne sont plus que de misĂ©rables charlatans. Leurs convictions sont singĂ©es et ils en pĂątissent durablement ; le discrĂ©dit est amer et la rĂ©sistance est Ăąpre. Il reste nĂ©anmoins un atout de taille Ă  la photographie : sa valeur de scientificitĂ©, prĂ©vue dĂšs la rĂ©vĂ©lation de l’invention par Arago en 1839 Ă  l’AcadĂ©mie des Sciences, et que confirme une personnalitĂ© comme Jules Janssen, directeur de l’Observatoire de Paris en mĂȘme temps que prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© Française de Photographie. Les usages de la photographie au service de la science s’étendent toujours plus. Les spirites l’engagent alors sur un fabuleux terrain d’expĂ©rimentations ; l’occultisme embrasse Ă  nouveau ses possibilitĂ©s avec ardeur. 

Années 1890, avec sérieux et rigueur

En cette pĂ©riode pleine de promesses, les dĂ©funts n’intĂ©ressent plus tellement leurs endeuillĂ©s. Ce sont plutĂŽt quelques expĂ©rimentateurs, laborantins chevronnĂ©s, chimistes touche-Ă -tout et photographes curieux qui se saisissent de la photographie pour une nouvelle quĂȘte : rendre visible les fluides. PensĂ©es, Ă©motions, Ăąme, aura sont les cibles privilĂ©giĂ©es de dispositifs conçus pour les fixer sur la plaque et le papier. S’ouvre alors un nouveau rĂ©pertoire de formes : liquides Ă©vanescents, nimbes, nuĂ©es lumineuses, aurĂ©oles, halos, tourbillons fluidiques, forces courbes, volutes ou stries. Elles correspondent Ă  toutes sortes de fluides : fluide neurique, fluide vital, od, flux Ă©lectrique, rayons cĂ©ramiques et physiologiques, rayons N, A, Xx
 Ces manifestations de l’invisible se prĂȘtent particuliĂšrement bien Ă  de nombreuses interprĂ©tations et de nouvelles terminaisons pseudo-scientifiques. Mesmer postulait dĂ©jĂ  l’existence des fluides en 1770. L’allemand Karl Ludwig Freiherr von Reichenbach, observant chez certains de ses patients (les « sensitifs Â») une capacitĂ© Ă  percevoir certains fluides, tente de les fixer sur la plaque photographique pour vĂ©rification (essais de 1861 – 1862). On a fait taire les deux. 1895 est une annĂ©e de rupture : Wilhelm Conrad Röntgen dĂ©couvre les « rayons X Â», radiation inconnue qui lui offre la possibilitĂ© de rĂ©aliser la premiĂšre « radiographie Â» ; autrement dit, de voir pour la premiĂšre fois l’intĂ©rieur du corps humain sans dissection. Il provoque une immense passion scientifique et populaire. Par sa validitĂ© scientifique rĂ©troactive, sa dĂ©couverte valorise malgrĂ© elle des thĂ©ories comme celles de Mesmer et Reichenbach, ou encore d’Hippolyte Baraduc, qui cherchaient tous Ă  prouver l’existence des fluides qu’ils supposaient. Si elle donne caution Ă  des recherches antĂ©rieures, la dĂ©couverte ouvre aussi la voie Ă  d’autres expĂ©rimentateurs plus confidentiels qui profitent de l’annonce pour initier de nouvelles recherches et tenter de les faire valoir. Le Commandant Louis Darget, avec ses expĂ©riences de photographie de la pensĂ©e (psychicĂŽne), se prend au jeu et obtient tant des formes diluĂ©es que des formes figuratives – la silhouette prĂ©cise d’un oiseau ; deux sphĂšres qui Ă©voquent selon lui une planĂšte et son satellite.

Louis Darget, Photographie fluidique de la pensĂ©e « PlanĂšte et Satellite », 16 mai 1897, Ă©preuve Ă  la gĂ©latine argentique, 6,4 × 9,1 cm, © Fribourg-en-Brisgau, l’Institut fĂŒr Grenzgebiete der Psychologie und Psychohygiene

Il s’agit pour cette nouvelle vague de recherches de « dĂ©socculter l’occulte Â» : affirmer qu’une image peut vĂ©ritablement se former par la force de rayons invisibles, en tant que c’est un phĂ©nomĂšne physico-chimique. Il faut peu de temps pour que le processus de dĂ©montage soit remis en route : contre-expertises et relevĂ© des erreur de jugement et de protocole fleurissent. Adrien GuĂ©bhard, agrĂ©gĂ© de physique et mĂ©decin, propose lui-mĂȘme des montages photographiques pour rĂ©duire Ă  nĂ©ant les thĂ©ories des effluvistes, et notamment celles d’Hippolyte Baraduc. Utilisant un doigt artificiel, poche de caoutchouc remplie d’eau chaude, il prouve que les expĂ©riences des effluvistes consistant Ă  fixer sur la plaque photographique les fluides magnĂ©tiques se dĂ©gageant de la main ne reposent que sur la nature de l’émulsion photosensible elle-mĂȘme. Il obtient en effet les mĂȘmes rĂ©sultats. Une nouvelle fois, les expĂ©rimentateurs effluvistes n’obtiennent pas la crĂ©ance souhaitĂ©e de la part de leurs contemporains et sont accablĂ©s par le ridicule, condamnĂ©s Ă  plaquer nerveusement leur front sur de la gĂ©latine argentique, seuls dans leur laboratoire.

Adrien GuĂ©bhard, ExpĂ©rimentation destinĂ©e Ă  dĂ©montrer les causes d’erreur de la photographie fluidique, 1897 – 1898, cinq cyanotypes et une Ă©preuve Ă  la gĂ©latine argentique montĂ©s sur carton, 35 × 27,1 cm, © Vienne, MusĂ©e de l’Abertina

1964 – 1967, dans un ultime sursaut

VoilĂ  plus d’un demi-siĂšcle que les rĂȘves croisĂ©s de photographier l’invisible et de voir une image se produire d’elle-mĂȘme ne suscitent plus grands intĂ©rĂȘt ni attention. Le public n’est plus tellement mĂ» par la ferveur religieuse et les traumatismes historiques qui faisaient le terreau des occultistes et valorisait leur production iconographique. L’aviditĂ© pour le surnaturel s’est considĂ©rablement Ă©tiolĂ©e, depuis que les totems de la croyance ont Ă©tĂ© remplacĂ©s par de nouveaux tropismes : machine, consommation, spectacle, individualisme. L’occultisme n’est plus qu’une affaire d’obscurs amateurs, qui s’emploient essentiellement Ă  des recherches ufologiques (photographier des OVNI) ou cryptozoologiques (photographier le YĂ©ti). C’est dans ce contexte dĂ©favorable que Ted Serios fait son apparition. 

Anon., Ted Serios during the thoughtography experiments, ca. 1964 – 1967, Ă©preuve Ă  la gĂ©latino-argentique, © Albin O. Kuhn Library & Gallery, coll. Jule Enseibud, University of Maryland, Baltimore County, titre proposĂ© pour l’exposition Psychic Projections / Photographic Impressions : Paranormal Photographs Ă  la Galerie de la BibliothĂšque de l’UniversitĂ© du Maryland, Baltimore County/​UMBC, 16 Janvier – 27 Mars 2011

L’homme, de misĂ©rable stature – dans tous les sens du terme –, libĂ©rant d’insupportables effluves Ă©thylo-tabagiques, aussi acariĂątre qu’instable, ressuscite Ă  lui seul un temps rĂ©volu : celui oĂč le rationalisme n’était pas loi. Il insulte en fait les tenants du rĂšgne objectiviste et empirique, assurant avoir le don d’impressionner des films PolaroĂŻd par sa seule pensĂ©e. De mai 1964 Ă  juin 1967, Jule Eisenbud, psychiatre de Denver spĂ©cialisĂ© dans les phĂ©nomĂšnes parapsychologiques, le suit, le soutient, et l’entraĂźne dans une sĂ©rie d’innombrables expĂ©riences au cours desquelles Serios produit plus d’un millier d’images. Elles sont blanches, noires (ce qui relĂšve dĂ©jĂ  d’une anomalie), informes, ou reproduisent plus ou moins clairement les « images-cibles Â» qu’Einsenbud prĂ©sente Ă  Serios en lui demandant de les reproduire – on en compte plus de quatre cent dans cette derniĂšre catĂ©gorie. De nouveau, des images naissent d’elles-mĂȘmes, sans intervention directe, sans assaut humain. L’éclair du flash magnĂ©sique qui signale le dĂ©clenchement et les rouages qui expulsent l’image par une fente concourent Ă  une nouvelle forme de cĂ©rĂ©moniel post-industriel. On reprend alors le terme de « thoughtography Â» instituĂ© par Tomokichi Fukurai, psychologue Ă  l’UniversitĂ© de Tokyo, qui observait le mĂȘme phĂ©nomĂšne sur un de ses patients au dĂ©but du XXĂšme siĂšcle (avant qu’on ne le remercie dĂ©finitivement en le privant de sa chaire et en le contraignant d’abandonner ses recherches). Ainsi surgit Serios, ressuscitant le vieux fantasme de l’image capricieuse, qui donne Ă  voir ce qu’on ne voit pas. Il met en branle le passage si fulgurant d’une civilisation de la lettre Ă  une civilisation de l’image, fait s’effondrer les certitudes acquises avec tant de labeur. Au cours de ces trois annĂ©es, Serios suscite un intĂ©rĂȘt croissant, fait l’objet de dĂ©bats et de polĂ©miques au sein de la communautĂ© scientifique comme au sein de celles des prestidigitateurs. Il est au cƓur de reportages pour la presse, filmĂ© dans ses expĂ©riences, l’invitĂ© insolite et attendu de TV-shows. Il s’en ira aussi vite qu’il est venu ; la derniĂšre image produite est celle d’un rideau. Il affirme par la suite avoir perdu son don. Jule Eisenbud, de son cĂŽtĂ©, s’empresse de publier un livre intitulĂ© The World of Ted Serios. Â« Thoughtographic Â» Studies of and Extraordinary Mind. Il faut comprendre que Serios n’est pas de ce monde. Il vient d’un monde oĂč les images ne sont pas subordonnĂ©es Ă  une suite d’opĂ©rations manuelles et mĂ©caniques – d’un monde oĂč ce sont elles qui prononcent leurs rĂšgles. Et il se fait leur prophĂšte. 

Ted Serios, Big Ben, 7 Juillet 1967, diffusion transfer print, © Albin O. Kuhn Library & Gallery, coll. Jule Enseibud, University of Maryland, Baltimore County

Quelle sorte de rĂȘve poursuivaient-ils exactement ? Celui, bien Ă©trange, de ne plus ĂȘtre l’opĂ©rateur ni l’auteur de leurs photographies, postulant la possibilitĂ© d’un orphelinat de l’image mĂ©canique et du mĂȘme coup, une autonomie crĂ©atrice qu’elle seule pourrait avoir dans la production d’une reprĂ©sentation de l’invisible. ParĂ©e de son atout de scientificitĂ©, l’image probante, qui indexe, devrait en outre s’exprimer sans support ni aide. Raillerie, dĂ©nonciation, exil, prison, misĂšre et mort : voilĂ  le sort rĂ©servĂ© Ă  ceux qui, comptant sur la crĂ©dulitĂ© de leur public, ont voulu abandonner l’image photographique Ă  elle-mĂȘme. D’autres, sĂ»rement plus sages et plus confortĂ©s dans leur position de photographe, se sont contentĂ©s d’enregistrer sans prĂ©tention les phĂ©nomĂšnes produits par les mĂ©diums eux-mĂȘmes. Ils se sont au moins assurĂ©s une certaine fortune esthĂ©tique, et pas des moindres : Laszlo Moholy-Nagy, AndrĂ© Breton, Anton Giulio Bragaglia et autres avant-gardistes les gratifient de leur enthousiasme.